Article Droit européen | 22/11/23 | 11 min. |
Ainsi que nous l’annoncions précédemment[1], la société Amazon Services Europe Sarl (Amazon), a contesté sa qualification de « très grande plateforme en ligne », au sens de l’article 33 du règlement (UE) 2022/2065 du Parlement européen et du Conseil du 19 octobre 2022 relatif à un marché unique des services numériques (le DSA) devant le Tribunal de l’Union européenne (le Tribunal) (affaire T-367/23).
Amazon a introduit une action au fond toujours pendante, mais également une demande en référé devant le Président du Tribunal, M. van der Woude, en vue d’obtenir le sursis à exécution de la décision de la Commission européenne du 25 avril 2023 (C (2023) 2746 final) la désignant comme très grande plateforme en ligne (la Décision).
Par une ordonnance du 27 septembre 2023 (l’Ordonnance), le Président du Tribunal n’a pas considéré que la contestation, par Amazon, de sa qualification de « très grande plateforme en ligne » était sérieuse, mais que sa contestation indirecte de la légalité de certaines obligations du DSA l’était (en l’espèce celle de l’article 39), ce qui est différent. En conséquence, Amazon n’est (provisoirement) plus tenue de mettre à la disposition du public un registre de publicités, mais reste dans l’obligation de constituer ce registre. Les autres obligations du DSA lui restent également applicables.
En amont de la décision du Président du Tribunal, la Commission soutenait qu’au travers de sa contestation de sa qualification de très grande plateforme en ligne, Amazon conteste en réalité certaines obligations du DSA. Son recours au fond serait donc irrecevable, au moins sur ces points, ainsi que, par voie de conséquence, la demande de sursis. Le Président du Tribunal n’en a pas jugé ainsi et, faisant preuve d’une générosité peu fréquente en matière de référé, a accepté d’examiner en référé les arguments d’Amazon portant sur la légalité des articles 38 et 39 du DSA. Pour rappel :
Seule la problématique relative au registre de publicités a convaincu le Président du Tribunal.
La décision de référé – Outre la question de la recevabilité du recours au fond et du référé, le Président du Tribunal commence par rappeler qu’il peut ordonner la suspension de l'exécution d'un acte si les conditions cumulatives suivantes sont remplies :
Le Président du Tribunal rappelle disposer d'un large pouvoir d'appréciation et être libre de déterminer, au regard des particularités de l'espèce, la manière dont ces différentes conditions doivent être vérifiées ainsi que l’ordre de cet examen, dès lors qu’aucune règle de droit ne lui impose un schéma d’analyse préétabli pour apprécier la nécessité de statuer provisoirement. En l’espèce, celui-ci a commencé par analyser l’urgence, ensuite le fumus boni juris, et enfin la balance des intérêts.
L’urgence concernant l’article 38 du DSA : rejet – Amazon affirmait que l’obligation de prévoir une option de désactivation des systèmes de recommandation entraînerait une perte significative et irréversible de sa part de marché et donc un préjudice grave et irréparable. En substance, Amazon explique que la personnalisation des recommandations permet de répondre aux besoins des clients et que ceux qui choisissent l’option de désactivation n’auront pas conscience des conséquences de leur décision. Ils ne feront pas le lien entre la décision de désactivation et une mauvaise expérience d'achat, mais considéreront plutôt qu’il s’agit d’une déficience générale d’Amazon.
Le Président rejette cette argumentation au motif que :
L’urgence concernant l’article 39 du DSA : bien-fondé – Selon Amazon, l’obligation de constituer et de rendre accessible un registre des publicités implique la divulgation d’informations confidentielles qui lui causerait un préjudice grave et irréparable pour ses activités publicitaires et, par extension, pour l’ensemble de ses activités. Ces informations confidentielles concerneraient tant Amazon que ses annonceurs, de sorte que leur divulgation réduirait sa position concurrentielle et aboutirait irréversiblement à une perte de parts de marché, qui serait pratiquement impossible de quantifier avec précision.
Le Président du Tribunal considère, d’abord, que lesdites informations sont effectivement confidentielles. Il constate ensuite que les obligations relatives au registre des publicités qui fournit des informations sur les publicités sur la plateforme d’Amazon permettent aux tiers d’accéder à d’importants secrets d’affaires concernant les stratégies publicitaires des clients annonceurs d’Amazon. Des informations stratégiques telles que la durée de la campagne, sa portée et les paramètres de ciblage sont révélées. Cela pourrait permettre aux concurrents et aux partenaires publicitaires d’Amazon d’obtenir des informations sur le marché de manière continue, au détriment d’Amazon et de ses partenaires publicitaires.
Le Président du Tribunal considère que les éléments avancés par Amazon permettent d’établir qu’elle ne saurait attendre l’issue de la procédure relative au recours au fond sans subir un préjudice grave. En outre, le préjudice issu de la divulgation d’informations est irréparable puisqu’il est évident que l’annulation de la décision ne saurait inverser les effets de la divulgation des informations litigieuses, dès lors que la prise de connaissance de celles-ci par les personnes les ayant lues n’en serait pas effacée. L’urgence est donc établie.
Fumus boni juris – La Commission européenne faisait valoir que les informations qu’Amazon est tenue de compiler dans son registre de publicités ne sont pas confidentielles puisque plusieurs actes législatifs de l'Union européenne exigent déjà que les informations en cause soient mises à la disposition du public.
La Commission européenne n’a pas convaincu le Président du Tribunal qui décide que la position d’Amazon repose, prima facie, sur des fondements sérieux :
La balance des intérêts – Le Président du Tribunal relève qu’un arrêt d'annulation sera privé d'effet utile si la demande en référé d’Amazon était rejetée. En effet, le rejet de la demande permettra la divulgation immédiate des informations en cause.
Par conséquent, le Tribunal estime que l'intérêt défendu par Amazon doit prévaloir.
Les suites potentielles – D’un point de vue procédural, les ordonnances du Tribunal peuvent faire l’objet d’un pourvoi dans un délai de deux mois, lequel est limité aux questions de droit. Le pourvoi n’a pas d’effet suspensif. A l’heure d’écrire ces lignes, et à notre connaissance, la Commission européenne n’a pas encore indiqué si elle comptait introduire un recours l’encontre de l’Ordonnance.
L’affaire au fond suit son cours et devrait durer encore plusieurs mois.
[1] Digital Services Act : Zalando et Amazon contestent leur qualification de très grande plat (august-debouzy.com)
[2] Directive 2000/31/CE du Parlement européen et du Conseil, du 8 juin 2000, relative à certains aspects juridiques des services de la société de l'information, et notamment du commerce électronique, dans le marché intérieur.