Article Restructurations | 20/09/24 | 7 min. | Laurent Cotret
La directive européenne “Restructuration et Insolvabilité”, transposée en droit français par l’ordonnance du 15 septembre 2021, a introduit une transformation profonde de la manière dont les entreprises en difficulté peuvent adopter un plan de sauvegarde ou de redressement. Avec l’apparition des classes de parties affectées et la possibilité d’une application forcée interclasse – le désormais incontournable cross-class cramdown –, c’est toute la philosophie du traitement collectif des créanciers qui s’en trouve redessinée.
Dans un épisode du podcast On the Legal Side, Laurent Cotret, associé en charge de l’équipe Restructuring d’Auguste Debouzy, revient sur cette réforme, ses conséquences parfois inattendues, et les réflexions qu’elle inspire après plusieurs années de pratique.
Une réforme qui instaure de nouveaux acteurs autour de la table
La création des classes de parties affectées constitue l’un des apports essentiels de la directive. Elle s’impose de manière automatique à toutes les entreprises dépassant 250 salariés et 20 millions d’euros de chiffre d’affaires, ou 40 millions d’euros de chiffre d’affaires quel que soit l'effectif. Pour les structures plus petites, le recours au mécanisme demeure possible, mais seulement sur autorisation du tribunal, ce qui ouvre la voie à une utilisation plus ciblée, adaptée à des dossiers complexes mais non nécessairement “grands comptes”.
Cette réforme a surtout introduit une rupture majeure : toutes les typologies de créanciers – fournisseurs, banques, obligataires, créanciers fiscaux ou sociaux – sont désormais appelées à être regroupées en classes selon une communauté d'intérêts. Mais, et c’est sans doute la évolution la plus symbolique, les actionnaires sont eux aussi intégrés au processus. Jusqu’ici, ils intervenaient indirectement, via les éventuelles augmentations de capital nécessaires à l’exécution du plan. Désormais, ils forment une classe à part entière, placée en aval des créanciers, ce qui reflète la logique financière sous-jacente.
Un système de vote inspiré du monde anglo-saxon
Au cœur du nouveau dispositif se trouve un principe emprunté au Chapter 11 américain : celui de la valeur liquidative. La question qui se pose à chaque classe est simple : si l’entreprise devait être liquidée demain, ce créancier serait-il désintéressé, c’est-à-dire “dans la monnaie”, ou non ?
Les créanciers munis de sûretés ou de privilèges – le fisc, l’URSSAF, les banques hypothécaires, entre autres – sont donc généralement les mieux placés pour approuver un plan qui préserve tout ou partie de leurs droits. À mesure que l’on s’éloigne de ces positions privilégiées, l’intérêt du plan décroît, voire disparaît, en particulier pour les créanciers chirographaires et, plus encore, pour les actionnaires.
Chaque classe est alors appelée à voter. Pour que le plan soit adopté, il faut que chaque classe réunisse une majorité des deux tiers. Dans la pratique, comme l’a montré le dossier Orpéa, il est fréquent que plusieurs classes votent contre, rendant de fait impossible une adoption consensuelle.
Le cross-class cramdown : une efficacité à double tranchant
Pour pallier ce risque de blocage, la directive permet au tribunal de recourir à l’application forcée interclasse. Si au moins une classe “dans la monnaie” approuve le plan, celui-ci peut être imposé à toutes les autres, même en cas de vote défavorable. Le mécanisme se veut pragmatique : il vise à éviter qu’une minorité – souvent des classes éloignées de tout espoir de recouvrement – ne puisse faire échouer un plan soutenu par les créanciers assurés d’être remboursés.
Dans son effet concret, toutefois, le cross-class cramdown peut être particulièrement violent pour les catégories placées en fin de chaîne. Les actionnaires, en particulier, voient leur rôle considérablement réduit. Là où la directive européenne prévoyait initialement une protection relative via le maintien d’un droit préférentiel de souscription aux augmentations de capital, le droit français n’a pas conservé cette garantie. Dans les plans aujourd’hui adoptés, les augmentations de capital sont souvent massivement dilutives, réalisées en plusieurs étapes et réservées en pratique à ceux qui apportent la new money, au détriment de la old money. Les dossiers Casino ou Orpéa en sont les illustrations les plus emblématiques.
Des garde-fous théoriques mais fragiles dans la pratique
Le cadre légal prévoit pourtant des mécanismes censés assurer l’équité du processus, tels que la règle du meilleur intérêt des créanciers ou la règle de priorité absolue. Dans les faits, leur portée reste limitée. L’un des éléments qui contribue à fragiliser l’équilibre est la montée en puissance d’une pratique désormais bien installée : les accords de lock-up.
Ces accords, conclus en amont de l’ouverture de la procédure, permettent à un groupe de créanciers – souvent les créanciers privilégiés ou ceux qui ont acquis une position privilégiée – de s’entendre sur les grandes lignes du plan avant même que la procédure ne débute. L’accord n’a rien d’illégal, mais il crée une dynamique dans laquelle le tribunal, une fois la procédure ouverte, joue davantage le rôle de chambre d’enregistrement que celui d’arbitre d’un débat réellement contradictoire. Dans certains dossiers, “le match se joue avant l’ouverture”, comme le résume Laurent.
Vers une nécessaire évolution du régime
Face à ces constats, plusieurs ajustements semblent indispensables. Laurent insiste notamment sur deux axes de réforme.
Le premier concerne la transparence. Les accords de lock-up devraient être intégralement divulgués dès l’ouverture de la procédure, afin que tous les créanciers – y compris ceux qui n’en étaient pas parties – puissent en connaître les termes, se positionner, et, le cas échéant, demander à en bénéficier dans les mêmes conditions. Cette exigence permettrait de rompre avec la logique de cercle fermé et de rapprocher la procédure de ses objectifs théoriques : information, débat et équilibre.
Le second axe consiste à ouvrir la porte aux solutions alternatives. Aujourd’hui, un lock-up solidement structuré peut verrouiller le champ des possibles, privant l’entreprise et ses créanciers d’options potentiellement plus favorables. Permettre qu’une offre concurrente puisse être examinée – qu’elle émane d’un investisseur, d’un industriel ou d’un créancier extérieur à l’accord initial – contribuerait à restaurer une dynamique plus concurrentielle et à maximiser l’intérêt collectif.
Conclusion
La réforme de 2021 a incontestablement modernisé le droit français des restructurations, en l’alignant davantage sur les standards internationaux et en dotant le tribunal d’outils redoutablement efficaces. Mais l’expérience des premiers grands dossiers montre que l’équilibre entre efficacité procédurale, protection des créanciers et traitement équitable des actionnaires reste fragile.
Les prochaines années seront sans doute celles d’un affinement du dispositif, afin de garantir la transparence des processus, la possibilité d’une véritable confrontation des solutions, et, en définitive, la confiance de l’ensemble des acteurs de la place financière de Paris.
🎤 Cet article est tiré de l’épisode “Cross-class cramdown” du podcast On the Legal Side avec Laurent Cotret, associé Restructuring d’August Debouzy.