
Article | 01/03/13 | 12 min. |
Après bien des hésitations, le gouvernement semble avoir finalement décidé de mettre en œuvre la proposition la plus symbolique de la dernière campagne présidentielle, à savoir l’imposition à 75 % des revenus individuels dépassant un million d’euros de revenus professionnels.
À ce jour, on ne connaît pas encore les termes exacts du nouveau dispositif retenu. Mais, à moins d’un changement d’approche, ce dernier devrait tenir compte des recommandations explicites et implicites exprimées par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 29 décembre 2012 (n° 2012-662 DC, D. 2013. Actu. 19, obs. A. Mangiavillano), c’est-à-dire : privilégier la forme « conjugalisée » et revoir légèrement le taux à la baisse.
On comprend bien les raisons de la valse-hésitation gouvernementale : tous ces pare-feux constitutionnels sont autant de risques d’élargir le champ des contribuables concernés, donc des électeurs mécontents.
Le choix du gouvernement de présenter une nouvelle version de la taxe à 75 % ne réjouira ni les contribuables, ni ceux qui jugeaient la mesure excessive, contre-productive, voire même stigmatisante pour peu qu’on la rapproche de la défunte taxe sur l’enrichissement instituée en août 1945. Cette dernière entendait frapper des fortunes que l’on présumait forcément illicites, et allait même jusqu’à introduire une taxation à 100% au-dessus des 5 millions de francs ! Fort heureusement, nous n’en sommes pas là.
Puisque à toute chose, dit-on, malheur est bon, la décision gouvernementale présente au moins l’intérêt de révéler au grand jour que les contribuables, en France, ne bénéficient pas de protections ni de garanties réelles face au pouvoir. Cette affirmation pourrait surprendre ceux qui pensaient le gouvernement sur le point de renoncer à son projet. Ils auraient tort, parce qu’une telle décision n’aurait contribué qu’à dissimuler cette vérité regrettable. Dans un cas comme dans l’autre, il ne s’agit en effet que de répondre à un seul et même problème : concilier les promesses électorales passées avec les échéances électorales à venir.
On nous dira que, dans nos régimes politiques, la peur de l’électeur peut être considérée comme le début de la sagesse, et qu’elle résulte finalement d’un fonctionnement normal du jeu démocratique. Permettez-nous d’en douter. Le bon fonctionnement d’un État de droit eût été qu’il existât suffisamment de garanties institutionnelles et juridiques pour éviter définitivement à des contribuables le risque de se voir contraints de payer une imposition confiscatoire. Or, en France, comme presque partout ailleurs, tel n’est pas le cas. Le pouvoir de taxation des gouvernements paraît pratiquement illimité. Ce problème n’est pas nouveau, mais il se pose avec une acuité particulière à un moment où, confrontés à des dettes publiques abyssales, de nombreux États s’abandonnent à la facilité de l’hubris fiscale.
Face à elle, les droits et protections des contribuables paraissent bien faibles. Le principe de légalité de l’impôt est devenu une fiction, tout comme celui du consentement, qu’il a progressivement absorbé.
Selon la grande tradition révolutionnaire, c’est en premier lieu la garantie de la loi qui est censée prémunir les contribuables contre tout excès attentatoire à leurs droits. Il y a, à cela, des raisons formelles et matérielles, qui sans être totalement dénuées de fondement paraissent aujourd’hui bien désuètes.
L’article 34 de la Constitution définit la loi de façon formelle, comme « l’acte voté par le Parlement ». Voilà la raison qui expliquait la confiance que mettait la tradition libérale - philosophiquement s’entend - dans la loi. Expression de la volonté générale, conçue non pas dans le secret de l’alcôve, comme le règlement, mais publiquement, la loi ne pouvait opprimer ni « mal faire », c’est-à-dire aller à l’encontre de l’intérêt des citoyens qui participaient, ne fût-ce que par la voie de leurs représentants, à son élaboration. Mais le rêve rousseauiste a laissé place à une réalité plus triviale : chacun sait, aujourd’hui, que la loi n’est pas tant l’expression de la volonté générale que l’expression de la volonté de ceux qui la font. Par ailleurs, le système bi partisan et le phénomène majoritaire ont profondément changé la donne: désormais, il n’existe plus vraiment de distance entre le législatif et l’exécutif, le premier se contentant souvent de mettre en forme législative les projets du second.
Le mythe de la protection des individus du seul fait du principe de légalité de l’impôt s’est donc effondré et, avec lui, celui du fameux consentement à l’impôt, consacré à l’article 14 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Si, désormais, les deux sont intimement liés, rappelons qu’à l’origine tel n’était pas le cas, puisque ce consentement se traduisait par la reconnaissance au profit des citoyens d’un véritable droit de contrôle sur les finances publiques, ceux-ci étant habilités, entre autres choses, à constater « la nécessité de la contribution » ainsi qu’à « en suivre l’emploi ».
Matériellement, la loi est par ailleurs censée offrir un certain nombre de garanties aux individus, notamment du fait de sa généralité et, surtout, de sa non-rétroactivité. Or le caractère général de la loi n’empêche pas de cibler des catégories sociales, économiques ou professionnelles; quant au principe de non-rétroactivité, il est finalement assez relatif en dehors du champ pénal, notamment en matière fiscale.
En fin de compte, en dehors de ces mécanismes institutionnels, qui se révèlent malheureusement très largement fictifs, seul le contrôle par le juge constitutionnel s’avère en mesure de poser des limites à la toute-puissance fiscale du gouvernement. Mais il faut reconnaître que cette hétéro-limitation n’offre pas encore aux Français le rempart espéré, en raison d’une certaine timidité des juges.
Pour résumer les choses, on dira que le prisme par lequel le Conseil entend séparer le bon grain de l’ivraie en matière fiscale, à savoir le principe d’égalité, ne lui permet pas de protéger réellement les droits des contribuables. Son maniement s’avère, en effet, délicat, et c’est un euphémisme, tant l’égalité, comme le disait plaisamment le doyen Georges Vedel, ne vaut que toute chose égale par ailleurs. Concrètement, le raisonnement bien établi du juge constitutionnel est que :« le principe d’égalité devant la loi fiscale ne fait pas obstacle à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général, pourvu que, dans l’un et l’autre cas, la différence de traitement qui en résulte, soit en rapport direct avec l’objet de la loi qu’il établit ».
Le fait est que, dans le même temps, le juge affirme constamment qu’il ne « dispose pas d’un pouvoir général d’appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement », et qu’il « ne saurait rechercher si les objectifs que s’est assignés le législateur auraient pu être atteints par d’autres voies, dès lors que les modalités retenues par la loi ne sont pas manifestement inappropriées à l’objectif visé ».
Il résulte de tout cela que l’appréciation du caractère inégalitaire d’une situation, puis celle de la justification de cette inégalité si elle est avérée, se révèle fréquemment difficile, comme le confessait récemment Olivier Fouquet, président honoraire de la section des Finances du Conseil d’État.
Fort heureusement, les contribuables ne sont jamais totalement à l’abri d’une bonne surprise. Ainsi, dans sa décision du 29 décembre 2009 (n° 2009-599 DC, AJDA 2010. 277, note W. Mastor ; D. 2010. 1516, obs. L. Gay; Constitutions 2010.277, 281 et 283, obs. A. Barilari), les juges constitutionnels ont-ils censuré avec audace la contribution carbone, mesure phare du Grenelle de l’environnement, au motif que cet instrument fiscal, tel qu’il avait été conçu avec son exemption des industries polluantes, ne permettait pas de poursuivre l’objectif de lutte contre le réchauffement climatique et constituait une rupture caractérisée de l’égalité devant les charges publiques.
Cette décision reposait sur un contrôle approfondi de la part du Conseil constitutionnel, qui en tranchant par la négative la question de savoir si l’existence d’un système de quotas payants d’émission de gaz à effet de serre pouvait suffire à justifier le régime d’exemption institué, a semblé s’aventurer sur les terres de l’analyse économique.
Les espoirs de ceux qui s’attendaient désormais à voir le Conseil s’immiscer plus loin dans les choix fiscaux du gouvernement et à contrôler plus sérieusement le bien-fondé de sa politique fiscale ont été grandement déçus. Après cette action d’éclat, comparée par certains à un véritable « coup de tonnerre dans le ciel fiscal », les juges ont retrouvé leur retenue habituelle.
Qu’en est-il alors de l’avancée opérée par la décision du 9 août 2012 (n° 2012-654 DC, A]DA 2012. 1554, obs. M.-C. de lvlontecler ; AJDI 2012. 737, étude J.-P. Maub1anc ; Constitutions 2012. 561, obs. P. Bachschmidt, et 631, obs. C. de la Mardière), relative au contrôle de la loi de finance rectificative ? Il s’agit d’une amélioration en trompe-l’œil, parce que très circonstancielle. Certes, cette décision paraît constituer une rupture par rapport à la position traditionnelle du Conseil, qui veut que la situation des contribuables ne s’apprécie qu’« au regard de chaque imposition prise isolément » (V, par ex., Cons. const., 17 sept. 2010, n° 2010-28 QPC, Association spmtive PC iVIetz, D. 2011. 705, obs. C. Dudognon; Constitutions 2011. 101, obs. A. Barilari). De façon assez inhabituelle, les juges dont décidé, cette fois, d’examiner deux impositions de façon cumulée au regard du principe d’égalité: la nouvelle contribution exceptionnelle et l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF).
Mais la vérité de cette approche cumulative originale est davantage à rechercher dans le contexte particulier de la loi de finance rectificative pour 2012 que dans une volonté d’effectuer un revirement de jurisprudence au profit des contribuables. On remarquera, d’abord, que c’est le gouvernement lui-même qui, pour défendre son dispositif fiscal, avait plaidé la nécessaire lecture combinée des deux types d’imposition.
Il faut reconnaître, ensuite, que le Conseil constitutionnel, ayant à se pencher sur le caractère potentiellement confiscatoire de la contribution exceptionnelle, pouvait difficilement ne pas prendre en compte l’ISF : cette contribution exceptionnelle avait en effet le caractère d’une imposition sur le patrimoine venant s’ajouter directement à lui.
Enfin, faut-il rappeler que c’est en partie grâce à cette lecture cumulative inédite que les juges ont pu sauver la nouvelle taxation gouvernementale ?
Tout cela nous conduit à penser que cette décision du 9 août dernier n’est qu’une simple entorse à la règle, un léger écart que le Conseil s’est autorisé parce qu’il était confronté à des impositions étroitement liées les unes aux autres. Les plus optimistes verront la porte entrouverte, les plus pessimistes, une exception à la règle difficilement exploitable.
Venons-en à la fameuse décision du Conseil constitutionnel du 29 décembre 2012. Elle, au moins, devrait nous réconforter. Pas tant parce que les juges ont censuré cette disposition hautement symbolique de la loi de finances de 2013, à savoir l’imposition à 75 %. Plutôt parce qu’il semblerait qu’ils aient identifié, à l’occasion du contrôle d’autres dispositions du texte, un seuil au-delà duquel une imposition revêtirait un caractère confiscatoire, et que l’on pourrait situer aux alentours de 70 %.
Ainsi, en examinant l’ensemble des différentes impositions pesant sur la fraction marginale des « retraites chapeaux » excédant 24 000 par mois (taxation à 45 % + contribution exceptionnelle + CSG + CRDS + contribution salariale), le Conseil a constaté que celles-ci pourraient faire l’objet, toutes déductions comprises, d’un taux global de taxation s’élevant à 75,04%; ce taux atteignant même 75,34% une fois ajoutée la contribution prévue par l’article L. 14-10-4 du code de l’action sociale et des familles. Ce niveau d’imposition a été jugé excessif par les juges constitutionnels et ramené à un taux de 68,34 %.
De la même façon, la modification de l’imposition des gains et avantages tirés des stock-options et des actions gratuites aurait eu pour conséquence, dans certains cas, de porter leur imposition marginale jusqu’à 77 %. Le Conseil a considéré que ces nouveaux niveaux d’imposition faisaient peser sur les contribuables une charge excessive au regard de leur faculté contributive et étaient donc contraires à l’égalité devant les charges publiques. La taxation marginale maximale a été ramenée, en l’espèce, à 64,5 %.
Enfin, en décidant de soumettre au barème de l’impôt sur le revenu l’imposition des plus-values immobilières sur les terrains à bâtir, l’imposition marginale de ces plus-values, tout cumulé, atteignait 82 %. La mesure a également été jugée inconstitutionnelle pour cause de rupture de l’égalité devant les charges publiques.
À n’en pas douter, cette décision du 29 décembre 2012 restera pour les contribuables une étape importante dans leur combat pour la protection de leurs droits. Il n’en demeure pas moins que la prudence avec laquelle les juges ont avancé et le caractère très empirique de leur démarche laissent une impression d’inachèvement.
Disons-le franchement : seule l’élaboration d’une doctrine claire en matière d’imposition confiscatoire, fondée sur le respect du droit de propriété, pourrait être à même de rassurer les contribuables et surtout d’empêcher, à l’avenir, un gouverne ment de se lancer dans une politique de taxation effrénée, imprévisible et insécurisante.
Il faut considérer l’imposition confiscatoire pour ce qu’elle est fondamentalement, à savoir une dépossession pure et simple. Qu’à titre accessoire, ce type d’imposition puisse constituer une violation du principe d’égalité devant les charges publiques, découlant de l’article 13 de la Déclaration de 1789, nul n’en disconviendra. Le raisonnement, qui emprunte la forme du syllogisme, est bien connu : la contribution commune est censée être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés. Or l’imposition confiscatoire, parce qu’elle dépossède le contribuable du patrimoine qu’il détient, ne peut être également répartie entre tous les contribuables. Cela reviendrait, sinon, à détruire le système entier de la propriété privée au profit de l’État. Il en résulte donc que cette imposition ne peut qu’être appliquée qu’à quelques contribuables, créant par là une rupture de l’égalité devant les charges publiques.
Cette interprétation classique passe à côté de ce qu’est essentiellement l’imposition confiscatoire, une vraie privation de propriété au sens de l’article 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui dispose que : « La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité ».
Si, comme le proclame par ailleurs cette même Déclaration, la conservation de la propriété est l’un des buts de toute association politique (art. 2), comment justifier, alors, que l’État puisse, au moyen de son pouvoir d’imposition, déposséder les individus de plus de la moitié de leurs revenus privés ?
Si les juges acceptaient de changer de perspective, ils opéreraient non seulement une révolution intellectuelle salutaire en faisant primer le principal sur l’accessoire, mais ils redonnent raient surtout toute sa place au droit de propriété, affirmant solennellement que, dans notre pays, le propriétaire n’est définitivement plus un homme sans droits.
Hugues Moutouh - Associé