Le 4 avril 2019, la Commission Européenne (ci-après « la Commission ») a publié un rapport préparé par un panel de trois académiciens sur le thème de la politique de concurrence à l’ère du numérique (ci-après « le Rapport »). Ce Rapport a pour ambition d’analyser les possibles adaptations du droit de la concurrence à l’ère du numérique afin de garantir l’innovation en faveur des consommateurs.
Lors de sa remise, Margrethe Vestager, commissaire européenne à la concurrence a déclaré que
« la concurrence peut donc être fragile en cette ère numérique. Les occasions de défier des entreprises puissantes peuvent être rares. Les autorités doivent être particulièrement vigilantes, afin de s'assurer que ces entreprises n'abusent pas de leur pouvoir pour fermer des opportunités aux innovateurs au détriment des consommateurs »[1].
Cette problématique a également interpellé les autorités françaises. Lors de sa visite au salon Viva Technology le 16 mai 2019, le Président Macron a déclaré qu’un accès règlementé et démocratique au « big data » privé ou public donnerait à l’Union Européenne et à ses entreprises un avantage concurrentiel par rapport notamment à la Chine ou aux États-Unis. Selon lui, «
[l]e modèle technologique chinois est trop centré sur l’État, alors que le modèle américain est uniquement piloté par des acteurs privés et n’est plus sous contrôle démocratique »
[2] .
Le Rapport s’articule autour de cinq thématiques :
- les principaux modes de fonctionnement des marchés à l’ère du numérique (I) ;
- les objectifs du droit de la concurrence de l’Union Européenne à l’ère du numérique et les méthodologies à utiliser (II) ;
- l’application des règles du droit de la concurrence aux plateformes (III) ;
- l’application des règles du droit de la concurrence aux données (IV) ; et
- la question d’une mise à jour du contrôle des concentrations en Europe (V).
- Les principaux modes de fonctionnement des marchés à l’ère du numérique
Le panel s’est concentré sur l’analyse des principales caractéristiques de l’économie numérique :
1. les rendements d’échelle extrêmes : le panel met en avant le coût de production des services numériques proportionnellement inférieur en comparaison du nombre de clients ;
2. les externalités de réseau : les membres du panel constatent qu’offrir un meilleur service n’est pas suffisant pour les nouveaux entrants sur un marché, il faut arriver à inciter les utilisateurs à migrer vers leur nouvelle plateforme ;
3. le rôle des données : la technologie a permis aux entreprises de collecter, stocker et d’exploiter un très grand nombre de données. Selon le panel, les données ne sont pas seulement un ingrédient indispensable en matière d’intelligence artificielle mais aussi un apport essentiel pour beaucoup de services en ligne, procédés de fabrication et en matière de logistique.
La conséquence de ces caractéristiques rendent difficile le délogement des opérateurs dits « historiques », puisque les économies que procurent ces caractéristiques leur permettent d’appuyer leur position de force sur le marché.
- Les objectifs du droit de la concurrence de l’Union Européenne à l’ère du numérique et les méthodologies à utiliser
Pour répondre au défi du numérique, le Rapport ne préconise pas une refonte totale du droit de la concurrence. Les articles 101 et 102 du TFUE sont suffisants pour appréhender les pratiques anticoncurrentielles et sont en outre assez souples pour s’adapter aux défis posés par l’économie numérique.
Le Rapport fait cependant plusieurs recommandations pour repenser l’application de ces principes dans le cadre de l’économie numérique :
- le bien-être du consommateur : à l’ère des plateformes, les dommages subis par les utilisateurs, professionnels ou particuliers, ne peuvent être mesurés avec précision. C’est la raison pour laquelle les stratégies des plateformes dominantes qui visent à réduire la pression concurrentielle à laquelle elles sont confrontées devraient être interdites en l'absence de gains de bien-être des consommateurs clairement établis.
- repenser la définition des marchés : le Rapport propose de réduire l’accent mis par la politique de concurrence « traditionnelle » sur la définition du marché pertinent. La définition du marché pertinent permet habituellement (i) d’identifier le périmètre à l’intérieur duquel s’exerce la concurrence entre entreprises et (ii) d’établir le cadre dans lequel la Commission applique la politique de la concurrence. Ce critère n’est plus totalement adapté à l’économie numérique. Le Rapport suggère en conséquence de porter une attention plus soutenue à l’identification des préjudices (« theories of harm ») et des stratégies anticoncurrentielles plutôt qu’à la définition du marché.
- L’application des règles du droit de la concurrence aux plateformes
Le Rapport se penche sur les stratégies utilisées par les plateformes pour limiter les tentatives d’entrée sur le marché où elles sont actives ou pour étendre leurs pouvoirs sur les marchés voisins et la manière dont les autorités de concurrence devraient réagir. En d’autres termes, comment les plateformes agissent en tant que régulateurs et comment cela est susceptible d’entraver la concurrence. Le Rapport souligne qu'il est particulièrement important d'examiner les règles relatives aux plateformes lorsqu'il s'agit de plateformes dominantes qui pourraient être incitées à limiter la concurrence entre les vendeurs/utilisateurs de plateformes et qui pourraient tirer partie de leur pouvoir pour promouvoir leurs propres services.
Il estime que les plateformes dominantes devraient être soumises à des obligations spécifiques pour s'assurer que l'établissement de leurs règles est favorable à la concurrence et pour permettre aux fournisseurs de services complémentaires d'opérer en partageant des données avec eux.
La plainte actuelle de Spotify contre Apple devant la Commission est intéressante à cet égard. Spotify allègue qu'Apple à mis en place les règles de l'App Store (la seule place de marché d'applications pour les utilisateurs d'iPhone) pour promouvoir Apple Music aux dépens de Spotify, car Apple Music n'a pas besoin de se conformer à certaines règles de l'App Store comme Spotify le fait. Spotify affirme que ces règles rendent Spotify moins attractif pour les consommateurs.
Par ailleurs, une attention particulière est portée sur les clauses de «
most favoured nation » (ci-après « clauses MFN »)
[3]. Elles garantissent le meilleur prix ou les meilleures conditions parmi celles disponibles sur le marché, ce qui aboutit, dans la plupart des cas, à une situation où l’offreur de services sur une plateforme ne peut (i) proposer des prix inférieurs sur son propre site ou (ii) proposer des prix inférieurs aux concurrents de la plateforme sur laquelle il vend déjà ses services
[4].
En raison des très fortes externalités du réseau, l’avantage de l’opérateur historique par rapport à ses concurrents est important et le risque de distorsion de concurrence avéré. Le Rapport propose d’interdire les clauses MFN dites « trop larges » - les clauses qui limitent la revente des biens ou services à un prix inférieur (i) sur d'autres plateformes concurrentes et (ii) directement sur le site de l’offrant. Les clauses MFN « plus restreintes » (qui interdisent au revendeur de vendre les biens ou services à un prix inférieur uniquement sur son propre site) seraient autorisées seulement si la concurrence entre les différentes plateformes est suffisamment vigoureuse (s’il n’y a pas d’entreprise en position dominante sur le marché en question).
L’interopérabilité entre les plateformes est également analysée dans le Rapport.
- l’application des règles du droit de la concurrence aux données
L'accès à un important volume de données est aujourd’hui essentiel pour que les jeunes entreprises innovantes puissent concurrencer les géants du numérique. Or ces volumes de données sont en majorité contrôlés par les entreprises dominantes sur le marché. Si les entreprises dominantes restreignent l’accès aux données, ceci peut constituer un frein à l’entrée pour les nouveaux concurrents potentiels. Cette thématique a fait l’objet d’une attention particulière de la part des autorités nationales de concurrence. L’autorité française de concurrence ainsi que le Bundeskartellamt (autorité de concurrence allemande) ont publié en 2016 une étude « Competition Law and Data » dans laquelle ils appréhendent notamment les restrictions d’accès aux données sous l’aspect de l’abus de position dominante.
Le Rapport estime cependant que le droit de la concurrence devrait traiter les problématiques d’accès aux données en dehors du champ d'application de l'article 102 du TFUE
[5]. Aux yeux des auteurs, l'article 102 du TFUE n'est pas l’outil le mieux adapté pour traiter ces pratiques anticoncurrentielles, notamment lorsque les entreprises concurrentes ont besoin des données pour des utilisations qui ne sont pas liées au marché desservi par l'entreprise dominante (par exemple la création d'un algorithme d'intelligence artificielle). Le Rapport suggère que dans ces cas spécifiques, les tribunaux/autorités devraient spécifier les conditions d'accès, voire une réglementation sectorielle spécifique.
Le Rapport suggère que dans ces cas spécifiques, les tribunaux ainsi que les autorités nationales de concurrence devront déterminer si l’accès aux données est réellement indispensable (théorie de la facilité essentielle) et spécifier, selon les cas, les conditions d'accès aux données. Il prône également l’établissement d’une réglementation sectorielle spécifique et lance l'idée d'un futur règlement d'exemption par catégorie dans ce domaine.
Le Rapport souligne également que le droit de la concurrence soulève des questions légitimes pour les concurrents qui cherchent à partager leurs données ou à entrer dans un pool de données, et que la règlementation devrait fournir davantage d'indications sur les cas où le partage de données et les pools de données peuvent être considérés comme proconcurrentiels.
- La question d’une mise à jour du contrôle des concentrations en Europe
Aujourd’hui, le contrôle des concentrations est basé sur le critère du chiffre d’affaires, ce qui peut avoir pour effet d’exclure certaines transactions du contrôle des autorités de concurrence lorsqu’elles n’atteignent pas les seuils fixés par les législations nationales ou par le Règlement 139/2004.
L’acquisition récente de Shazam par Apple en est un parfait exemple : la transaction n’a été examinée par la Commission que par le biais de requêtes formulées par plusieurs pays européen désireux que la Commission examine si l’acquisition de volumes de données importants (alors que l’opération n’était contrôlable qu’en Autriche), notamment de données potentiellement commercialement sensibles, n’était pas susceptible de restreindre la concurrence dans l’Espace Economique Européen
[6].
Le Rapport met en garde contre la mise à jour des règles communautaires existantes en matière de contrôle des concentrations pour y inclure des critères fondés sur la valeur de la transaction (comme c’est le cas en Allemagne et en Autriche). Il conseille à la Commission d'évaluer d’abord le fonctionnement de ces régimes avant de modifier ses propres critères. Il convient de souligner que l’Autorité de la concurrence en France s’est par ailleurs opposée à l’introduction d’un seuil fondé sur la valeur de la transaction
[7] car il introduirait une contrainte administrative forte sans permettre nécessairement de traiter toutes les opérations potentiellement problématiques qui ne sont pas actuellement contrôlées.
Sont également examinées dans le Rapport les « killers acquisitions » c'est-à-dire celles où des entreprises innovantes sont achetées par un acteur important du marché, ce qui a pour effet de " tuer " le potentiel de concurrence de cette jeune entreprise.
Il propose une grille d’analyse de ces opérations :
i) L'acquéreur bénéficie-t-il de barrières à l'entrée liées aux effets de réseau ou à l'utilisation des données ? ;
ii) La cible est-elle une contrainte concurrentielle potentielle ou réelle ? ;
iii) Son élimination augmente-t-elle le pouvoir de marché notamment par des barrières à l'entrée accrues ? ;
iv) Si oui, la concentration est-elle justifiée par les gains d'efficacité ?.
En pratique, il pourrait être délicat de démontrer l'absence d'effets négatifs d'une acquisition, étant donné la rapide évolution des marchés numériques et l'incapacité de prévoir l'impact probable de l'entreprise cible sur le marché. Par exemple, Google a acquis dans les dix dernières années plus de 200 entreprises : comment savoir lesquelles auraient pu prospérer et lesquelles auraient échoué ?
À ce stade, la Commission ne s’est pas prononcée sur la mise en œuvre des recommandations du Rapport. Lors de sa remise la commissaire Vestager a précisé qu’il devra en premier lieu être discuté et débattu. Cela figurera sans doute en bonne place sur l’agenda de la prochaine Commission.
[1] Discours de Margrete Vestager, «
Defending competition in a digitised world » European Consumer and Competition Day, Bucharest, 4 avril 2019
[2] Viva Technology, Paris, 16 mai 2019
[3] Clause de la nation la plus favorisée
[4] Voir à cet égard les nombreuses affaires booking.com des dernières années
[5] Article 102 du TFUE : «
est incompatible avec le marché intérieur et interdit, dans la mesure où le commerce entre États membres est susceptible d'en être affecté, le fait pour une ou plusieurs entreprises d'exploiter de façon abusive une position dominante sur le marché intérieur ou dans une partie substantielle de celui-ci »
[6] Communiqué de presse de la Commission Européenne «
la Commission autorise le rachat de Shazam par Apple » 6 septembre 2018
[7] Communiqué de presse de l'Autorité de la concurrence "Modarnisation et simplification du contrôle des concentrations", 7 juin 2018