Article Brevets | 24/04/20 | 13 min. | François Pochart
L’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI) dédie ce dimanche 26 avril 2020 à « l’innovation verte ».
La préservation de l’environnement est désormais au cœur de toutes les stratégies d’innovation : une étude de l’INPI a ainsi montré la progression de ce qu’on appelle aujourd’hui « l’innovation verte », notamment, dans les secteurs des batteries, de la qualité de l’eau, ou encore des réseaux électriques[1].
Pour autant, aussi louable que soit l’objectif poursuivi par ces inventions, elles n’en doivent pas moins respecter les règles de propriété industrielle.
A titre d’illustration de l’application des règles de propriété industrielle à une innovation verte, nous proposons de revenir sur les péripéties d'un brevet, protégeant une solution de végétalisation pour toiture ou terrasse, devant les juridictions françaises.
La société LE PRIEURE est titulaire de la partie française du brevet EP 1 044 599 et dit exploiter l’invention via un bac végétalisé pré-cultivé « tout-en-un » sous la marque HYDROPACK®.
Plus précisément, l’invention couvre :
Ci-dessous une représentation stylisée des bacs à réserve d’eau réalisée à partir de la figure 1c du brevet.
Cette invention a fait l’objet d’une demande de brevet, déposée le 29 mars 2000 et délivrée le 4 février 2004, sous le numéro de publication EP 1 044 599. Au cours de la procédure d’examen devant l’Office Européen des Brevets (OEB), les revendications ont été modifiées, par exemple, pour ajouter la possibilité que le filtre ne soit tendu que sur une surface support.
La première affaire en contrefaçon
En avril 2010, LE PRIEURE fait procéder à 3 saisies-contrefaçon dans les locaux des sociétés MEPLE, PEPINIERES RENAULT et CEP AGRICULTURE qui fabriquaient, offraient à la vente et commercialisaient des bacs pré-cultivés sous la marque MANUPLAC®. A la suite de ces saisies, LE PRIEURE assigne ces sociétés devant le Tribunal de grande instance de Paris en contrefaçon des revendications 1, 4, 5, 6, 7, 10, 17, 19 et 24 de la partie française de son brevet. Dans son jugement du 13 avril 2012, le Tribunal annule la revendication 6, déboute LE PRIEURE de ses demandes en contrefaçon fondées sur les autres revendications et condamne les trois défenderesses pour concurrence déloyale. Examinons ce jugement plus en détail[2].
Pour apprécier l’argument tiré de l’extension de l’objet de la revendication 6 au-delà du contenu de la demande telle que déposée, le Tribunal prend notamment en compte un courrier communiqué par le Mandataire du breveté au cours de l’examen à l’OEB. Ce courrier précisait notamment que la modification de la revendication 6 (possibilité de ne tendre le filtre que sur une surface support) avait pour but de se démarquer des antériorités qui lui avait été opposées. Les juges soulignent alors que la modification de la revendication 6 n’est pas le fruit d’une « maladresse de rédaction » mais bien intentionnelle. C’est là la preuve que les magistrats français prennent en considération, dans leur appréciation, les déclarations qu’a pu faire le breveté par le passé, même s’ils ne se considèrent pas liés par celles-ci. En conséquence, la revendication 6 est déclarée nulle par le Tribunal. Cette nullité n’est pas étendue à la revendication 1, faute de démonstration par les défenderesses.
Les autres causes de nullité soulevées par les défenderesses (défaut de nouveauté et défaut d’activité inventive) à l’encontre des autres revendications sont relativement vite balayées.
Sur la contrefaçon, le Tribunal constate d’abord que le bac MANUPLAC® ne contient pas la réserve d’eau et le filtre microporeux, ensuite que la première étape du procédé n’est pas reproduite et enfin que les étapes subséquentes ne peuvent l’être en l’absence de réserve d’eau et de filtre microporeux. La contrefaçon de la revendication 1 n’est donc pas retenue. Il en est de même pour les revendications 4, 5, 7, 10, 17, 19 et 24.
Pour fonder sa demande au titre de la concurrence déloyale, LE PRIEURE soulève un risque de confusion entre les produits et les dénominations HYDROPACK® et MANUPLAC®, des ressemblances entre les brochures commerciales, et l’apposition mensongère de la mention « système breveté » sur les brochures du produit MANUPLAC®. Le Tribunal rejette les 2 premiers arguments. En revanche, le Tribunal retient que le produit MANUPLAC® est présenté comme étant un « système breveté », alors que ce système n’est couvert que par une demande de brevet non encore publiée ne portant d’ailleurs pas exactement sur ce produit. Pour le Tribunal, l’apposition de cette mention est donc erronée, susceptible d’induire le public en erreur et contraire au Code de la consommation. La concurrence déloyale est constituée et LE PRIEURE se voit attribuer la somme de 10 000€ en réparation de son préjudice.
Le jugement n’a pas été transmis à l’INPI pour inscription. Aucun appel n’ayant été interjeté à la suite de ce jugement, il est devenu définitif.
La première limitation des revendications
Prenant en compte les motifs énoncés dans le jugement, LE PRIEURE sollicite une limitation des revendications 1 et 6 sur la seule caractéristique du filtre tendu sur les surfaces support. Cette demande de limitation intervient le 16 mai 2012 (i.e. avant que le jugement du Tribunal ayant annulé la revendication 6 ne devienne définitif).
La limitation est acceptée par l’INPI le 6 juin 2012, inscrite au registre national des brevets le 13 juin 2012 et publiée au BOPI le 13 juillet 2012.
La demande d’interdiction provisoire dans le cadre de la seconde affaire de contrefaçon
LE GALET VERT et son associée la société VISSER INTERNATIONAL fabriquent et commercialisent des bacs végétalisées pré-cultivées sous la marque GAVIGREEN®.
En février 2013, après avoir fait procéder à une saisie-contrefaçon chez la société LE GALET VERT, LE PRIEURE assigne cette dernière et VISSER INTERNATIONAL en contrefaçon au fond et, parallèlement, en référé interdiction.
Le 31 mai 2013, le Juge des référés déboute LE PRIEURE de sa demande en interdiction provisoire au motif qu’il s’estime dans l’incapacité de déterminer les caractéristiques de la revendication 6 à prendre en compte, en présence à la fois d’un jugement définitif annulant la revendication 6 avec effet erga omnes et de la décision de l’INPI limitant la revendication 6[3].
La contestation de la première limitation devant la Cour d’appel
Le 25 octobre 2013, la Cour d’appel[4] - qui est la juridiction compétente pour connaître des recours contre les décisions du Directeur de l’INPI - rejette, comme tardif, le recours formé le 20 mars 2013 par LE GALET VERT et VISSER INTERNATIONAL contre la décision de limitation, rappelant que les recours contre les décisions du Directeur de l’INPI doivent être formés dans un délai d’un mois à compter de la publication au BOPI[5] (sauf prorogation pour délais de distance[6]). En tout état de cause, nous pouvons nous interroger sur les chances de succès d’un tel recours au regard de la jurisprudence sur l’irrecevabilité du contentieux de la limitation devant la Cour d’appel saisie d’un recours contre une décision de limitation[7].
La seconde limitation des revendications
Le 30 janvier 2014, LE PRIEURE sollicite une seconde limitation des revendications, plus substantielle, ajoutant notamment une étape d’assemblage au procédé (correspondant à la revendication initiale 4 de procédé). Cette seconde limitation est acceptée par l’INPI le 20 juin 2014 et publiée au BOPI du 25 juillet 2014. LE GALET VERT et VISSER INTERNATIONAL ne forment pas de recours contre cette seconde limitation.
La seconde affaire en contrefaçon
Devant les juges du fond[8], LE GALET VERT et VISSER INTERNATIONAL contestent l’opposabilité du brevet. Le Tribunal rappelle qu’il n’y a pas lieu de remettre en cause l’autorité de chose jugée attachée au jugement de 2012 et que les revendications, après limitations, doivent être prises en compte pour apprécier la validé et la contrefaçon.
LE GALET VERT et VISSER INTERNATIONAL soulèvent également l’extension du brevet au-delà de l’objet de la demande. Plus précisément, elles considèrent que les revendications 5 et 7 reprennent l’expression utilisée dans la revendication 6, précédemment annulée, pour caractériser la position du filtre et doivent en conséquence être annulées (entraînant l’annulation des autres revendications). Après avoir précisé qu’il n’est pas lié par le précédent jugement, dans la mesure où il statue sur un brevet modifié par deux fois après ce jugement, le Tribunal rejette ce motif de nullité et ne fait pas droit aux autres motifs de nullité.
En revanche, le Tribunal déboute LE PRIEURE de sa demande en contrefaçon, au motif que le bac GAVIGREEN® diffère sur un point essentiel du brevet : l’utilisation du filtre et sa fonction. Pour le Tribunal, contrairement à l’enseignement du brevet, le filtre du bac GAVIGREEN® n’est ni tendu (non rigide), ni positionné à l’intérieur du bac sur les surfaces support, puisqu’il couvre les parois du bac. De cette façon, ce filtre ne permettrait pas de séparer le bac en 2 parties. Le Tribunal considère que la revendication 1 (procédé) et la revendication 5 (bac à réserve d’eau), ainsi que leurs revendications dépendantes, ne sont pas contrefaites.
LE PRIEURE fait appel du jugement. La Cour d’appel confirme les motifs du jugement de 2015 pour la validité mais réforme le jugement pour l’appréciation de la contrefaçon[9]. Pour la Cour, la revendication 1 est reproduite par le procédé utilisé par le bac GAVIGREEN, puisque celui-ci possède un filtre, qui malgré le fait qu’il subisse une déformation lors de la réalisation, permet de séparer le bac en 2 parties (la partie supérieure destinée à accueillir le substrat et la partie inférieure destinée à recevoir la réserve d’eau). La Cour juge que les revendications 2, 4, 5, 6, 7, 10, 13, 18, 19, 21, 25, sont également contrefaites et condamne LE GALET VERT et VISSER INTERNATIONAL au paiement de 10 000 € en réparation du préjudice subi.
En définitive, cette affaire relative à un procédé de végétalisation illustre une astucieuse stratégie de limitations dans le cadre de contentieux successifs, ou plutôt d’un bel exemple de « recyclage » des revendications !
[1] Source : inpi.fr, étude « Innovation verte : les points forts de la France ».
[2] TGI Paris, 3ème chambre – 2ème section, 13 avril 2012, RG n° 10/07930, LE PRIEURE c/ MEPLE, PEPINIERES RENAULT et CEP AGRICULTURE
[3] TGI Paris, ordonnance de référé, 31 mai 2013, RG n° 13/52509, LE PRIEURE c/ LE GALET VERT et VISSER INTERNATIONAL TRADE & ENGINEERING
[4] CA Paris, Pôle 5 - Chambre 2, 25 octobre 2013, RG n°13/05690, LE GALET VERT et VISSER INTERNATIONAL TRADE & ENGINEERING c/ Directeur de l’INPI et LE PRIEURE
[5] Par application des articles R. 411-20, L613-9 et L. 612-21 du code de la propriété intellectuelle. En l’espèce, la décision est publiée au BOPI le 13 juillet 2012, de sorte que le délai pour former recours expirait le 13 août 2012 pour GALET VERT et le 15 octobre 2012 pour VISSER INTERNATIONAL.
[6] Article 643 du code de procédure civile.
[7] La jurisprudence rejette comme irrecevables les moyens tirés de l’accroissement de l'étendue de la protection et de la non-conformité aux prescriptions de l'article L.612-6 du Code de la propriété intellectuelle des limitations devant la Cour d’appel en tant que juge de la légalité de la décision rendue par le directeur général de l’INPI (Cass. Com. 30 mai 2012, pourvoi n°11-21157, TESSEIRE c/ Dr INPI et ROUTIN ou plus récemment Cass. Com., 9 janvier 2019, pourvoi n°17-14.906, AVERY DENNISON RIS FRANCE c/ Dir. INPI et GEMALTO).
[8] TGI Paris, 3ème chambre – 2ème section, 20 novembre 2015, RG n° 13/06317, LE PRIEURE c/ LE GALET VERT et VISSER INTERNATIONAL TRADE & ENGINEERING
[9] CA Paris, Pôle 5 - Chambre 2, 18 mai 2018, RG n°16/01945 LE PRIEURE c/ LE GALET VERT et VISSER INTERNATIONAL TRADE & ENGINEERING