Article Brevets | 14/01/21 | 13 min. | François Pochart
Article rédigé par François Pochart, Mathilde Rauline et Louise Millot
La Grande Chambre de recours a acté en 2007 le principe de l’interdiction de la double brevetabilité [1] , et ce principe a ensuite été intégré aux directives[2]. Les affaires ayant conduit aux décisions de 2007 étaient basées sur des demandes divisionnaires. La question de la double brevetabilité est présentée à nouveau à la Grande Chambre dans l’affaire G4/19, cette fois dans une affaire ayant trait à la priorité interne.
La Grande Chambre est interrogée[3]
La solution de la Grande Chambre pourrait avoir pour conséquence de remettre en cause la pratique actuelle de l’Office européen des brevets (OEB), ou alors d’élargir cette pratique et d’apporter des précisions sur le fondement et les conditions d’application de l’interdiction de la double brevetabilité. D’ici là, toutes les procédures d’examen, de limitation et d’opposition dont l’issue dépend « entièrement » de la décision de la Grande Chambre sont suspendues[5].
Dans l’affaire ayant donné lieu à la saisine, la division d’examen a refusé une demande de brevet de la Société des Produits Nestlé parce que ses revendications couvraient un objet « 100% identique »[6] au brevet qui lui servait de priorité, tel que délivré. Il s’agit donc, pour la division d’examen, d’un cas de double protection par brevet (identité de : déposant, date effective, objet revendiqué et au moins partiellement de territoire) entre deux demandes européennes, communément appelé priorité interne.
La remise en cause de l’interdiction de la double brevetabilité fondée sur l’article 125 de la Convention sur le Brevet Européen (CBE) par la Chambre de recours
L’article 125 de la CBE prévoit qu’en absence de disposition de procédure dans la CBE, l’OEB peut prendre en compte des principes généralement admis en la matière par les Etats contractants[7].
La Chambre de recours qui a saisi la Grande Chambre écarte l’application de l’article 125 de la CBE en précisant, que :
Elle est suivie en cela par de nombreux Amicus Curiae[10].
A l’inverse le Président de l’OEB considère que l’article 125 de la CBE pourrait servir de fondement à cette interdiction[11]. En effet, le Président de l’OEB affirme que les conditions d’application de l’article 125 de la CBE sont remplies, car il n’y a pas de disposition légale dans la CBE sur la double protection[12] (i), que ce principe ne doit pas nécessairement être exclusivement procédural[13] (ii) et qu’il existe un principe procédural généralement admis (iii).
Sur la recherche d’un principe procédural généralement admis, le Président de l’OEB et l’AIPPI se réfèrent à des principes procéduraux différents.
Pour le Président de l’OEB, il existe un principe général de la prohibition de la double brevetabilité qui peut être déduit des Travaux préparatoires de la CBE[14], des législations nationales des Etats contractants[15] et l’article 4(2) du règlement 1257/2012 sur le brevet à effet unitaire[16]
De son côté l’AIPPI fait référence au principe général de l’abus de procédure[17]. L’AIPPI relève également que ce principe existe au Royaume-Uni et en Irlande.
Les conditions de la mise œuvre d’une telle interdiction sont très attendues. Elles pourraient être l’occasion de redéfinir l’équilibre entre l’intérêt légitime du déposant et la sécurité juridique des tiers.
Pour le Président de l’OEB, l’absence d’intérêt légitime à avoir plusieurs brevets pour la même invention est présumée lorsque les demandes ont : une date effective identique, un déposant identique, un objet identique et un territoire au moins partiellement identique (dans le cas d’espèce, le Président de l’OEB estime que le déposant a un intérêt légitime à obtenir une protection d’une année supplémentaire en choisissant de procéder à des demandes successives de brevet, mais il est rappelé que les deux brevets identiques ne peuvent coexister)[18].
En complément, le Président de l’OEB précise que la cession d’une des demandes ne doit pas permettre d’écarter une objection fondée sur l’interdiction de la double brevetabilité[19]. De plus, le déposant n’a pas d’intérêt légitime à obtenir un second brevet pour un objet identique à une demande antérieure que le déposant a lui-même retirée ou modifiée[20]. En sens contraire, de nombreux Amicus Curiae développent de longues listes d’exemple d’intérêt légitime[21].
En conclusion, la décision de Grande Chambre de recours devrait apporter des précisions sur la pratique de l’OEB pour maintenir (voire étendre) un statu quo sur la double brevetabilité, ou mettre fin à cette pratique et laisser le soin aux Etats contractants de se réunir et modifier la CBE. La prohibition de la double brevetabilité n’est pas toujours appliquée de manière rigoureuse par l’OEB, donnant lieu à des pratiques condamnables. Certains déposants, notamment dans le domaine pharmaceutique, multipliant les brevets de la même famille ayant des objets pour le moins très proches – voire identiques (jusqu’à onze demandes dans la même famille, sur 4 générations).
[3] Les questions posées par la chambre de recours dans la décision T318/14 sont les suivantes :
1. Une demande de brevet européen peut-elle être rejetée au titre de l'article 97(2) CBE si elle revendique le même objet qu'un brevet européen qui a été délivré au même demandeur et n'est pas compris dans l'état de la technique au sens de l'article 54(2) et (3) CBE ?
2.1 S'il est répondu par l'affirmative à la première question, quelles sont les conditions d'un tel rejet et faut-il appliquer des conditions différentes suivant que la demande de brevet européen faisant l'objet de l'examen :
a) a été déposée à la même date qu'une demande de brevet européen sur la base de laquelle un brevet européen a été délivré au même demandeur,
b) a été déposée en tant que demande divisionnaire européenne (article 76(1) CBE) relative à une telle demande, ou
c) revendique la priorité d'une telle demande (article 88 CBE) ?
2.2 En particulier, dans ce dernier cas, un demandeur a-t-il un intérêt légitime à obtenir la délivrance d'un brevet sur la base de la demande de brevet européen (ultérieure) étant donné que la date déterminante pour calculer la durée du brevet européen en vertu de l'article 63(1) CBE est la date de dépôt et non la date de priorité ?
[5] Communiqué de l'Office européen des brevets, en date du 10 février 2020, relatif à la suspension de procédures en raison de la saisine G 4/19 : JO 2020, A20
[6] Décision de la division d’examen du 26 septembre 2013
[7] L’application de cet article suppose la réunion de deux conditions cumulatives : l’absence de disposition de procédure dans la CBE (i), que le principe procédural invoqué soit être généralement admis dans les Etats contractants (ii).
[10] Notamment : les Amicus curiae de l’EPI, du Chartered Institute of Patent attorney (CIPA) et la CNCPI
[11] Paragraphes 72 et 85 des Commentaires du Président de l’OEB du 21 septembre 2020
[12] Paragraphes 67 et suivants des Commentaires du Président de l’OEB du 21 septembre 2020
[13] Paragraphe 71 des Commentaires du Président de l’OEB du 21 septembre 2020
[14] Voir paragraphe 75 des Commentaires du Président de l’OEB du 21 septembre 2020
[15] Voir paragraphe 80 des Commentaires du Président de l’OEB du 21 septembre 2020
[16] L’article 4(2) du règlement 1257/2012 dispose que : « Les États membres participants prennent les mesures nécessaires pour garantir que, lorsque l’effet unitaire d’un brevet européen a été enregistré et s’étend à leur territoire, ce brevet européen est réputé n’avoir pas pris effet en tant que brevet national sur leur territoire à la date de publication de la mention de sa délivrance dans le bulletin européen des brevets. »
[18] Paragraphe 118 des Commentaires du Président de l’OEB du 21 septembre 2020 : retrait ou amendement de la demande priorité EP.
[19] Paragraphe 122 des Commentaires du Président de l’OEB du 21 septembre 2020
[20] Paragraphe 124 des Commentaires du Président de l’OEB du 21 septembre 2020