Article | 03/03/22 | 19 min. | Olivier Attias Manon Krouti
Le 21 février 2022, le Président de la Fédération de Russie a signé un décret reconnaissant l’indépendance et la souveraineté des deux républiques ukrainiennes séparatistes de la région du Donbass, les républiques de Donetsk et de Louhansk ; et a décidé d’envoyer des forces armées en Ukraine. L’Union européenne a immédiatement réagi, par la voix de son haut représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, en annonçant dès le 22 février l’adoption à l’unanimité des 27 de plusieurs paquets de sanctions successifs visant l’économie russe.
Un premier paquet de sanctions entériné par le Conseil de l’UE le 23 février via 4 décisions[1] et 5 règlements[2] a institué des mesures ciblées de gel des avoirs et des ressources économiques à l’encontre de près de 400 personnes physiques et morales et des mesures restreignant considérablement les activités commerciales entre l’UE et les régions du Donbass.
Une deuxième série de sanctions adoptée le 25 février[3] a complété la liste des personnes faisant l’objet de mesures ciblées et est, surtout, venue limiter drastiquement les opérations commerciales entre l’Union européenne et la Russie entière et s’ajoutant à celles adoptées dès 2014 en réaction à l’annexion illégale de la Crimée et de Sébastopol (voir les états des lieux aux 24 et 28 février 2022).
Le 28 février, un troisième paquet de sanctions a été publié par le Conseil de l’UE afin d’inscrire une vingtaine de personnes supplémentaires sur la liste des mesures ciblées[4] et, notamment, d’interdire le survol de l’espace aérien par les avions détenus par des personnes russes[5].
Une liste supplémentaire de 22 personnes physiques a été publiée le 2 mars pour être ajoutée aux personnes visées par des mesures ciblées. Le même jour, le Conseil de l’UE a également décidé d’étendre les sanctions à certaines activités avec la Biélorussie à la suite de son implication dans l’agression militaire russe contre l’Ukraine[6].
À ce jour, les sanctions adoptées par l’Union européenne peuvent être résumées de la façon suivante :
- Gel des avoirs et des ressources de plus de 700 personnes russes
L’UE a imposé de nombreuses mesures de gel des avoirs et ressources économiques et, par voie de conséquence, interdit de mettre directement ou indirectement des fonds ou ressources à disposition de de plus de 700 personnes physiques et morales russes :
À noter que ces interdictions s’étendent pour la plupart à la fourniture de services connexes telles que la fourniture de services d’assurance et de réassurance, d’entretien et d’assistance technique ou encore le financement et l’assistance financière.
- Interdiction de toutes les transactions avec la Banque centrale de Russie
- Interdiction de réaliser certaines opérations financières avec la Russie
Les transactions concernées par les mesures d’interdiction sont les opérations, directes ou indirectes, d’achat, de vente, de prestation de services d’investissement ou d’aide à l’émission de valeurs mobilières et d’instruments du marché monétaire émis après le 12 avril 2022 et qui pourraient contribuer à renforcer l’économie russe.
- Interdictions touchant les activités commerciales avec le Donbass
Ces interdictions sectorielles sont similaires à celles prononcées par l’UE en 2014 à la suite de l’annexion de la Crimée et concernent :
- Bank Rossiya, Promsvyazbank et Vnesheconombank VEB (faisant déjà l’objet de mesures ciblées de la part de l’UE) ;
- VTB Bank, Bank Otkritie, Novikombank et Sovcombank (qui faisaient déjà l’objet de sanctions américaines).
Par ailleurs, il n’est pas exclu que des restrictions supplémentaires à venir tentent de limiter le contournement des sanctions déjà en vigueur par le recours aux cryptomonnaies.
Quelles conséquences concrètes pour les activités des filiales de sociétés européennes ?
Pour rappel, les sanctions adoptées par l’UE sont applicables :
Ces sanctions peuvent aller jusqu’à 5 ans d’emprisonnement et une amende égale au minimum au montant et au maximum au double (décuple pour les personnes morales) de la somme sur laquelle a porté l’infraction ; et peuvent être assorties de peines complémentaires telles que l’exclusion des marchés publics, l’interdiction d’exercer, etc.
Il en résulte qu’en principe, les sanctions n’ont pas vocation à lier les entités de droit local établies à l'étranger, y compris les filiales russes de groupes européens, à condition qu’elles soient autonomes de leur société mère ou sœur européenne.
Dans le cas inverse, si une société russe dépend opérationnellement ou financièrement d’une autre société européenne du groupe auquel elle appartient, il existe un risque que la poursuite de son activité puisse engager la responsabilité de la société européenne dont elle est dépendante en cas de violation des mesures restrictives adoptées par l’UE.
En l’absence de jurisprudence fine sur le sujet, tout pourrait dépendre ici des instructions pouvant être transmises aux autorités de poursuite.
En outre, au regard de l’étendue des sanctions en vigueur qui affectent aussi bien le système financier que le secteur de la logistique, il est à anticiper que des sociétés russes dont la chaîne de valeur serait principalement située en Europe, aux Etats-Unis ou dans tout autre pays s’étant associé aux sanctions adoptées par l’UE, rencontre des difficultés d’approvisionnement pouvant mettre en péril sa viabilité économique.
Que peut faire le cocontractant français qui est confronté à ces sanctions internationales rendant impossible la poursuite d’un contrat avec une contrepartie russe ?
Au regard de ce qui précède et, en l’absence de véritable période transitoire dans la mise en œuvre des sanctions évoquées ci-dessus, beaucoup d’entreprises françaises ayant des relations contractuelles avec des contreparties russes peuvent se retrouver dans l’impossibilité d’exécuter leurs obligations contractuelles et voir potentiellement leur responsabilité engagée.
La première défense qui vient ici à l’esprit – et à juste titre – est l’invocation de la force majeure par le cocontractant français.
Sans qu’il soit utile de développer plus avant la notion de force majeure, il suffit juste de rappeler qu’en application de l’article 1218 du code civil[8], celle-ci suppose que trois conditions soient réunies (i) l’imprévisibilité (l’évènement « ne pouvait être raisonnablement prévu lors de la conclusion du contrat »), l’extériorité (l’exécution de l’obligation est empêchée par « un évènement échappant au contrôle du débiteur ») et (iii) l’irrésistibilité (« les effets ne peuvent être évités par des mesures appropriées »).
Du côté de l’entreprise visée par les sanctions, la Cour de cassation a jugé en 2020 que ne constituait pas un cas de force majeure pour celle qui le subit, faute d’extériorité, le gel des avoirs d’une personne ou d’une entité qui est frappée par cette mesure en raison de ses activités[9].
Ainsi, l’entreprise française se retrouvant dans l’impossibilité d’exécuter son contrat compte-tenu des sanctions prononcées ces derniers jours, pourra utilement invoquer la force majeure pour suspendre l’exécution de son contrat.
On rappellera en outre qu’il est tout à fait possible et même recommandé d’aménager contractuellement le régime de la force majeure.
Selon le niveau de risque identifié pour les activités objet du contrat (par exemple lorsqu’elles sont en lien avec un pays où la situation diplomatique est instable ou une zone de conflit), il peut être utile d’anticiper la possibilité que les opérations commerciales puissent faire l’objet de restrictions en cours d’exécution du contrat.
En effet, la référence aux évènements classiques définissant la force majeure peut être insuffisante si la poursuite du contrat n’est pas stricto sensu empêchée par l’évolution des sanctions internationales.
Tel pourrait être le cas dans l’hypothèse où la contrepartie aura été désignée sur une liste de sanctions américaine à laquelle l’entreprise française n’est en principe pas directement soumise ou encore parce que l’adoption de mesures restrictives sectorielles ou locales rendraient les banques peu enclines à opérer des transactions en lien avec la région concernée.
Nous recommandons donc d’inclure une référence spécifique aux sanctions internationales dans la définition contractuelle de la force majeure afin d’éviter tout débat stérile sur la poursuite du contrat et se ménager la possibilité de suspendre son exécution.
On notera enfin que la partie française devra veiller à notifier sans délai l’évènement de force majeure à son cocontractant, tel qu’il est le plus souvent prévu par le contrat, sans quoi elle risquerait de perdre le bénéfice de cette possibilité de suspendre le contrat sans risque de voir sa responsabilité engagée.