Par la décision n°20-D-17 du 12 novembre 2020 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de la chirurgie dentaire
[1] (la «
Décision »), l’Autorité de la concurrence (l’«
Autorité ») a sanctionné, à hauteur de 4 millions d’euros, le Conseil national de l’ordre des chirurgiens-dentistes (le «
CNOCD ») et plusieurs de ses conseils départementaux (les «
CDOCD »), la Fédération des syndicats dentaires libéraux (la «
FSDL ») et les Chirurgiens-dentistes de France (les «
CDF ») pour avoir participé à une entente anticoncurrentielle qui visait à empêcher le développement de l’activité des réseaux de soins dentaires, entre 2013 et 2018.
Les soins médicaux dentaires représentent des dépenses très importantes pour les Français. Ils ne sont que partiellement couverts par l’assurance maladie obligatoires (à hauteur de 33% en 2017), ce qui a conduit les complémentaires santé à en devenir les principales sources de financement. Ces complémentaires ont constitué des réseaux de soins afin de maîtriser les coûts et les risques (notamment par plafonnement des tarifs des prestations de santé).
Les pratiques condamnées par la Décision sont « classiques » en matière de boycott : la FSDL, soutenue par le CDOCD et les CNOCD, a encouragé les chirurgiens-dentistes à solliciter des procédures disciplinaires contre leurs confrères membres des réseaux de soins, en particulier du réseau Santéclair, dans le but de contraindre ces derniers à quitter lesdits réseaux. Cette
« campagne de plaintes »[2] concertée a été accompagnée de mesures complémentaires mises en œuvre individuellement par chaque organisme.
Ces agissements ont eu des effets concrets sur le marché, sur l’activité de Santéclair, des autres réseaux de soins ainsi que de leurs partenaires. De nombreux chirurgiens-dentistes ont quitté le réseau auquel ils appartenaient
[3], en réaction directe à la campagne de désinformation et de dénigrement évoquée ci-dessus. D’autres ont renoncé à y adhérer. Certains partenaires des réseaux, discrédités, ont vu leur chiffre d’affaires significativement chuter et les Assurances du Crédit Mutuel ont été dissuadées d’entrer sur le marché et de proposer des tarifs accessibles au plus grand nombre.
La méthode employée par l’Autorité pour collecter des preuves de ces pratiques est beaucoup moins « classique ».
Afin de collecter des preuves de pratiques anticoncurrentielles, l’Autorité peut procéder à une enquête administrative de concurrence, dite « simple »
[4] et/ou à une enquête dite « lourde »
[5]. Dans le premier cas, elle ne dispose d’aucun pouvoir coercitif et il s’agit généralement de demandes d’informations qui permettent de rassembler des indices de pratiques anticoncurrentielles. L’enquête « lourde » est beaucoup plus contraignante puisqu’elle implique que des opérations de visite et saisie au sein des entreprises soupçonnées soient réalisées. La décision d’opter pour ce type d’enquête incombe au rapporteur général de l’Autorité et ne peut être mise en œuvre qu’après obtention d’une ordonnance d’autorisation d’un juge des libertés et de la détention.
Dans la Décision, l’Autorité est allée au-delà de ces méthodes. Pour la première fois, elle a collecté des éléments de preuve sur les réseaux sociaux, en particulier sur Facebook.
Actuellement, les réseaux sociaux ne sont plus réservés aux communications personnelles. Leur utilisation par les entreprises et autres acteurs du marché (comme les organismes professionnels) ainsi que celle des outils qui y sont proposés est devenue courante. C’est le cas des messageries instantanées ou encore des groupes Facebook, sur lesquels de nombreux membres d’une même profession peuvent s’exprimer, peut-être plus librement au regard du support, qu’ils ne le feraient au sein de leur entreprise ou au cours de réunions institutionnelles.
L’Autorité le sait et indique dans la Décision que la FSDL est «
particulièrement active sur les réseaux sociaux (pages et groupes Facebook, Twitter) »
[6]. Elle indique également que la CNSD
(devenue les CDF) dispose «
d’un site internet et est présente sur Facebook et Twitter »
[7].
À la lecture de ces paragraphes, on comprend que l’Autorité surveille les réseaux sociaux dans le cadre de ses enquêtes. Elle peut en extraire des informations si ces dernières constituent des éléments de preuve de nature à établir la matérialité des pratiques soupçonnées.
Cela a été le cas dans la Décision. L’Autorité cite différents messages privés rédigés sur le réseau social Facebook :
- «
j’ai eu l’assurance il y a 6 mois par C... qu’il fera tout ce qui est en son pouvoir pour détruire SantéCLair ça commence par-là »
[8] ;
- «
au fait quand est ce que tu envoies la purée ???? La fameuse liste de Schindler Nico », «
en tout cas, tu ne sais rien, tu tombes des nues, mais je compte sur toi pour promouvoir l’initiative, en espérant que ça fasse des vocations »
[9].
L’Autorité a également utilisé des publications réalisées sur des groupes publics de Facebook. Elle cite, dans la Décision, une publication postée sur un groupe Facebook, «
les chirurgiens-dentistes ne sont pas des pigeons et encore moins des moutons » et qui contenait un message et un modèle de «
lettre type Ordre : Santeclair.pdf »
[10].
Ces différentes publications ont toutes été utilisées comme élément de preuve des pratiques reprochées.
L’utilisation des réseaux sociaux comme élément de preuve s’inscrit pleinement dans la stratégie numérique de l’Autorité qui l’a notamment conduite en janvier 2020 à se doter d’un « service de l’économie numérique ».
Dans le communiqué de presse relatif à ce service
[11], l’Autorité indiquait d’ailleurs que celui-ci «
participera aux travaux de réflexion et aux enquêtes sectorielles de l’Autorité sur les nouvelles problématiques liées au développement du numérique » mais également qu’il était chargé «
de développer de nouveaux outils numériques d’investigation, fondés notamment sur les technologies algorithmiques, les données en masse et l’intelligence artificielle ».
Le message est clair : où qu’elles se logent, les pratiques anticoncurrentielles pourront être identifiées et sanctionnées par l’Autorité.
[3] Au moins 44 selon la Décision (§ 692).
[4] Article L.450-3 du code de commerce.
[5] Article L.450-4 du code de commerce.
[8] Décision, §136 : échange de messages sur le réseau social Facebook avec un adhérent de la FSDL à propos d’un projet de plainte.
[9] Décision, §235 : reproduction de la conversation sur Facebook entre une personne et le président de la FSDL.