Article Droit de la concurrence, consommation et distribution | 22/07/22 | 17 min. | Renaud Christol Paul Vialard
Le 11 septembre 2020, la Commission européenne (la « Commission ») avait annoncé sa nouvelle approche de l’article 22 du règlement 139/2004 relatif aux concentrations (l’ « article 22 »)[1]. Désormais, la Commission pourrait contrôler sur le fondement de cet article les opérations de concentrations qui ne franchiraient pas les seuils nationaux et pour lesquelles les autorités nationales lui auraient demandé d’exercer un tel contrôle[2].
Cette nouvelle approche avait été mise en œuvre dès le mois de mars 2021 au sujet de l’acquisition de Grail par Illumina.
Illumina est une entreprise américaine spécialisée dans le séquençage génomique, qui développe, fabrique et commercialise des systèmes d’analyse génétique utilisés dans le développement de tests de dépistage du cancer. Grail est une entreprise américaine de biotechnologie qui utilise le séquençage génomique pour développer ces tests.
Le 21 septembre 2020, ces deux entreprises avaient publiquement annoncé le projet d’acquisition par Illumina du contrôle exclusif de Grail (l’ « Opération »). En raison des faibles chiffres d’affaires réalisés dans l’Union européenne par ces deux entreprises, l’Opération ne franchissait ni les seuils de contrôle communautaires[3], ni les seuils nationaux d’aucun État membre[4].
Par conséquent, Illumina et Grail auraient normalement pu réaliser l’Opération sans qu’elle n’ait fait l’objet d’un contrôle et d’une autorisation préalable par la Commission ou une autorité nationale de concurrence.
Après avoir été saisie d’une plainte relative à l’Opération, la Commission a jugé que celle-ci posait des préoccupations de concurrence. Le 19 février 2021, elle a invité les autorités nationales de concurrence (les « Autorités ») à faire application de l’article 22.
Le 9 mars 2021, l’Autorité de la concurrence française a soumis une demande de renvoi de l’examen de l’Opération, suivie par plusieurs autres Autorités. La Commission a accueilli ces demandes et annoncé que l’Opération devait lui être notifiée.
Illumina et Grail ont alors introduit un recours devant le Tribunal pour contester ces décisions (les « Décisions Attaquées »), et par voie de conséquence, remettre en cause la nouvelle approche de la Commission pour l’application de l’article 22.
Dans un arrêt du 13 juillet 2022[5] (l’ « Arrêt »), le Tribunal de l’Union européenne (le « Tribunal ») a confirmé les décisions par lesquelles la Commission avait accepté de contrôler l’acquisition de Grail par Illumina et validé la nouvelle approche de la Commission au sujet de l’application de l’article 22.
L’Arrêt se prononce d’abord sur la recevabilité du recours (1.), confirme la validité des Décisions Attaquées (2.) et précise les modalités de mise en œuvre de l’article 22 (3.).
La Commission et plusieurs Autorités considéraient que le recours n’était pas recevable, et devait donc être écarté, notamment parce que les Décisions Attaquées ne constituaient que des actes préparatoires à la procédure de contrôle de l’Opération.
Le Tribunal rappelle que toutes les décisions « qui visent à produire des effets de droit obligatoires » peuvent être attaquées[6]. Les effets de l’acte attaqué doivent également être de nature « à affecter les intérêts de la partie requérante, en modifiant de façon caractérisée sa situation juridique »[7].
Le Tribunal relève que les Décisions Attaquées ont eu pour effet de soumettre l’Opération au contrôle des concentrations, quand bien même elle ne présentait pas une dimension communautaire. En l’absence de ces décisions, l’Opération n’aurait pas été examinée et soumise aux contraintes inhérentes à ce contrôle, et en particulier à l’obligation de suspension[8], mais aurait pu être réalisée immédiatement dans l’Union européenne.
Il conclut que les Décisions Attaquées constituent des actes qui ont affecté les intérêts d’Illumina et Grail et qui peuvent donc être contestés. Le recours était donc bien recevable.
Selon Illumina et Grail, l’article 22 ne pourrait être appliqué que pour remédier à l’absence de système de contrôle des concentrations dans certains États membres[9] et « éviter qu’une concentration qui affecte [leur] territoire ne fasse l’objet d’aucun examen »[10].
Par conséquent, ce texte ne permettrait pas à la Commission d’accepter la demande de renvoi émise par un État membre qui dispose d’un système de contrôle des concentrations, mais dont les seuils n’étaient pas franchis par l’opération.
Le Tribunal relève tout d’abord que l’article 22 vise « toute concentration », qu’elle franchisse ou non les seuils nationaux, et ne distingue pas selon que l’État membre dispose ou non d’une réglementation nationale en matière de contrôle des concentrations[11].
Il explique ensuite que l’introduction initiale de l’article 22 afin de permettre aux États membres qui ne disposaient pas d’un régime de contrôle des concentrations de faire examiner, par la Commission, des opérations qui pouvaient engendrer des effets négatifs sur leur territoire[12], n’implique pas que ce mécanisme puisse s’appliquer exclusivement dans de telles circonstances.
Le Tribunal rappelle enfin que l’objectif du Règlement « est de permettre un contrôle effectif de toutes les concentrations ayant des effets significatifs » sur la concurrence dans l’Union[13]. Or, la compétence de la Commission pour examiner ces opérations dépend principalement du dépassement des seuils de chiffres d’affaires : ce système rigide présente des failles car une opération qui serait susceptible d’avoir des effets négatifs sur la concurrence et le marché mais ne franchirait pas ces seuils, ne serait normalement pas contrôlée[14].
L’article 22 constitue alors, avec les autres renvois prévus par le Règlement, un « mécanisme correcteur », qui crée « une compétence subsidiaire de la Commission lui conférant la flexibilité nécessaire » pour examiner les opérations potentiellement problématiques, et lui permet de poursuivre efficacement l’objectif du Règlement[15].
Le Tribunal confirme donc que l’article 22 peut bien être appliqué à une opération qui ne franchit pas les seuils de contrôle nationaux.
Illumina et Grail dénonçaient la tardiveté de la demande de renvoi et de l’invitation de la Commission, car les Autorités que la Commission avaient eu connaissance de l’Opération avant le déclenchement de l’article 22.
Lorsque l’opération de concentration ne doit être notifiée dans aucun État membre, l’article 22 prévoit que la demande de renvoi à la Commission doit être présentée « au plus tard dans un délai de quinze jours ouvrables à compter […] de sa communication à l’État membre intéressé ».
La notion de « communication » n’est pas précisée : la question était alors de savoir si elle implique de transmettre spontanément des informations aux Autorités, ou si la simple connaissance de l’existence de l’opération par ces dernières suffit pour déclencher le délai de 15 jours, ce qu’Illumina et Grail défendaient.
Le Tribunal retient la première solution : la « communication » doit permettre à l’État membre d’évaluer si les conditions d’application de l’article 22 sont remplies et de déterminer s’il est opportun de demander le renvoi à la Commission.
Cela implique donc « la transmission active [par les entreprises concernées par l’Opération] d’informations » qui permettent de mener cette analyse.
En d’autres termes, la charge de la communication repose sur les entreprises.
Illumina et Grail n’avaient pas activement transmis d’informations sur l’Opération aux Autorités. Ces dernières n’ont eu connaissance de l’Opération que le 19 février 2021, lorsque la Commission leur a adressé la lettre d’invitation à lui en renvoyer l’examen.
Le Tribunal retient que c’est cette lettre qui a permis aux Autorités d’effectuer une évaluation préliminaire des conditions d’application de l’article 22, et qui constitue la « communication » qui a déclenché le délai de 15 jours. La demande de renvoi a été présentée le 9 mars 2021 : le délai a donc été respecté.
En revanche, le Tribunal donne raison à Illumina et Grail sur leur second argument. Les entreprises considéraient que la lettre du 19 février 2021 avait été envoyée trop tardivement par la Commission, qui connaissait l’existence de l’Opération dès le mois de septembre 2020 par le communiqué de presse publié par Illumina.
L’article 22 n’impose pas de délai exprès à la Commission pour informer les États membres de l’existence d’une concentration qui réunit les critères d’un renvoi.
Toutefois, les principes généraux du droit communautaire imposent notamment de respecter « un délai raisonnable dans la conduite des procédures administratives en matière de politique de la concurrence »[16]. De plus, en matière de contrôle des concentrations, « il est nécessaire que l’autorité compétente pour examiner une concentration donnée soit désignée le plus tôt possible »[17].
La Commission a pris connaissance de l’Opération le 7 décembre 2020, date à laquelle elle a pu débuter son analyse. Le Tribunal relève notamment que la plupart des éléments sur lesquels la Commission s’est appuyée à cette fin étaient déjà publics au moment de la plainte et que le délai écoulé n’était donc pas justifié. Il conclut que « l’envoi de la lettre d’invitation [le 19 février 2021] a été effectué dans un délai déraisonnable »[18].
Cela ne provoque pas pour autant l’annulation des Décisions Attaquées car Illumina et Grail n’ont pas démontré avoir subi une violation de leurs droits de la défense.
La position retenue par le Tribunal entraîne des conséquences pratiques importantes.
Elle confirme que les entreprises doivent, pour leurs concentrations en-dessous des seuils, effectuer une analyse préliminaire au titre de l’article 22.
Elle confirme également qu’une fois cette analyse effectuée et si un risque est identifié, elles devront alors communiquer spontanément avec les autorités de concurrence des États membres concernés.
L’Autorité de la concurrence française, qui a soutenu la nouvelle approche de la Commission et était directement impliquée dans l’application de l’article 22 à l’Opération, s’est félicitée de la décision du Tribunal[19].
Cette affaire est loin d’être terminée.
L’analyse au fond est toujours en cours, en phase 2 (examen approfondi), et il est fort probable que des engagements soient nécessaires pour qu’elle soit autorisée.
En outre, le 19 juillet 2022, la Commission a adressé une communication des griefs aux deux entreprises car elle soupçonne une réalisation anticipée de l’Opération, en violation de l’obligation de suspension posée par le Règlement (« gun jumping »)[20].
Tout cela alors qu’aucun seuil de contrôle n’était franchi.
[1] L’article 22 instaure un mécanisme de renvoi qui permet à une autorité nationale de concurrence de demander à la Commission d’examiner « toute concentration » qui ne franchit pas les seuils communautaires « mais qui affecte le commerce entre États membres et menace d'affecter de manière significative la concurrence sur le territoire du ou des États membres qui formulent cette demande ». La Commission peut aussi inviter les États membres concernés à lui présenter une telle demande lorsqu’elle estime que ces critères sont remplis.
[2] Voir notre flash du 27 avril 2021 à ce sujet : https://www.august-debouzy.com/fr/blog/1678-les-operations-de-concentration-sous-les-seuils-pourront-desormais-etre-controlees
[3] L’article 1er du Règlement prévoit qu’une opération de concentration est de dimension communautaire lorsque le chiffre d'affaires total réalisé sur le plan mondial par l'ensemble des entreprises concernées est supérieur à 5 milliards d'euros, et le chiffre d'affaires total réalisé individuellement dans l’Union européenne par au moins deux des entreprises concernées représente un montant supérieur à 250 millions d'euros.
[4] En France, l’article L. 430-2 du code de commerce prévoit qu’une opération de concentration doit être notifiée à l’Autorité de la concurrence lorsque le chiffre d'affaires total mondial hors taxes de l'ensemble des entreprises concernées est supérieur à 150 millions d'euros, que le chiffre d'affaires total hors taxes réalisé en France par deux au moins des entreprises concernées est supérieur à 50 millions d'euros et que l’opération n’est pas de dimension communautaire.
[6] Paragraphe 63 de l’Arrêt.
[7] Paragraphe 65 de l’Arrêt.
[8] L’article 7 du Règlement pose une obligation de suspension de la concentration, qui ne peut pas être mise en œuvre avant d’être approuvée par la Commission. Le non-respect de cette obligation est sanctionné par une amende qui peut aller jusqu’à 10 % du chiffre d’affaires total réalisé par les entreprises concernées.
[9] Par exemple le Luxembourg.
[10] Paragraphe 85 de l’Arrêt.
[11] Paragraphes 89 et suivants de l’Arrêt.
[12] Le mécanisme a été introduit par le règlement (CEE) n° 4064/89 du 21 décembre 1989, auquel le Règlement a succédé, à l’initiative des Pays-Bas qui ne disposaient alors pas d’un système de contrôle des concentrations : c’est pour cette raison que l’article 22 est également parfois désigné sous le terme de « clause néerlandaise ».
[13] Paragraphe 140 de l’Arrêt.
[14] C’est notamment le cas des « killer acquisitions » ou « acquisitions prédatrices », c’est-à-dire principalement les opérations d’acquisition de jeunes entreprises innovantes, dont le potentiel ne se traduit pas encore par un chiffre d’affaires élevé, par des entreprises établies, dans le but de neutraliser la concurrence qu’elles pourraient engendrer et ainsi renforcer leur position.
[15] Paragraphe 142 de l’Arrêt.
[16] Paragraphe 223 de l’Arrêt.
[17] Paragraphe 226 de l’Arrêt.
[18] Paragraphe 239 de l’Arrêt.