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Demande de brevet et interdiction provisoire – l’exception française n’est donc pas que culturelle

Article Brevets | 22/06/22 | 8 min. | François Pochart Pierre-Olivier Ally Albana Taipi Asma Bendjaballah

Dans une ordonnance de référé du 3 juin 2022, le Président du Tribunal judiciaire de Paris :
 

• A déclaré recevable la demande en interdiction provisoire fondée sur l’article L.615-3 du CPI sur la base d’une demande de brevet. Selon le Juge des référés, le fait que l’article L.615-3 du CPI vise « les droits conférés par le titre » n’exclut pas la qualité pour agir en contrefaçon dès lors que « le terme ‘titre’ recouvre ici le fondement de l’action en contrefaçon, c’est-à-dire la demande de brevet régulièrement publiée ou le brevet, lorsqu’il a été délivré » ; et

• A toutefois, rejeté les mesures provisoires sollicitées dans la mesure où la validité de cette demande de brevet est sérieusement contestable.


Pour rappel, ce contentieux porte sur la spécialité de référence GILENYA® comprenant comme principe actif le chlorhydrate de fingolimod, indiquée en monothérapie comme traitement de fond des formes très actives de sclérose en plaques (SEP) rémittente-récurrente. La spécialité GILENYA® est couverte par la demande de brevet européen EP 2 959 894 (la demande « EP’894 »), dont NOVARTIS AG est titulaire. La période d’exclusivité commerciale pour la spécialité GILENYA® a expirée le 22 mars 2022.

Brièvement, la demande EP’894 a été déposée le 16 juillet 2015 et est toujours en examen devant l’Office européen des brevets. Pour les faits qui nous intéressent, NOVARTIS a formé recours le 22 décembre 2020 devant la Chambre de recours de l’OEB à l’encontre d’une décision de rejet émise par la Division d’examen. Selon le procès-verbal de la procédure orale, qui s’est tenue le 8 février 2022, la Chambre de recours a ordonné à la Division d’examen de délivrer la demande sur la base d’une des revendications soumises par NOVARTIS et a renvoyé en première instance pour adaptation de la description. La décision écrite a été publiée sur le registre de l’OEB le 3 juin 2022.

C’est dans ce contexte que l’ordonnance du 3 juin 2022 intervient. Inhabituelle par ses circonstances, cette affaire suscite de nombreuses interrogations concernant l’étendue des droits qu’une demande de brevet confère à son titulaire.

 

***


Le Juge des référés, en s’appuyant sur les articles L.613-1 et L.615-4 du CPI, retient le droit d’agir du titulaire d’une demande de brevet en tant que « personne ayant qualité pour agir en contrefaçon » et déclare recevables les demandes d’interdiction provisoire fondées sur la demande de brevet EP’894. Cette conclusion du Juge des référés paraît très surprenante dans la mesure où l’article L.615-3 du CPI exige notamment l’existence d’un titre (et non une demande).

En effet, les articles suivants du CPI et de la CBE sont limpides à l’effet qu’une demande de brevet n’est pas un « titre ». Par exemple :

 

Art. L.611-1, alinéa 1 : « Toute invention peut faire l'objet d'un titre de propriété industrielle délivré par le directeur de l'Institut national de la propriété industrielle qui confère à son titulaire ou à ses ayants cause un droit exclusif d'exploitation.
 

Art. L.611-2 : « Les titres de propriété industrielle protégeant les inventions sont :
 

Les brevets d'invention, délivrés pour une durée de vingt ans à compter du jour du dépôt de la demande […] »
 

Art. L.611-7 : « 1. […] L'employeur informe le salarié auteur d'une telle invention lorsque cette dernière fait l'objet du dépôt d'une demande de titre de propriété industrielle et lors de la délivrance, le cas échéant, de ce titre. »
 

Art. 64(1) : « […] le brevet européen confère à son titulaire, à compter de la date à laquelle la mention de sa délivrance est publiée au Bulletin européen des brevets et dans chacun des États contractants pour lesquels il a été délivré, les mêmes droits que lui conférerait un brevet national délivré dans cet État. »
 

Au surplus, le terme « titre » est venu remplacer « brevet » par la Loi n°2014-315 afin de simplement étendre la protection provisoire aux CCP et aux certificats d’utilité.

BIOGARAN avait également porté à l’attention du Président les dispositions de l’article L.614-9 du CPI, qui énumère de manière limitative l’étendue des droits conférés par une demande de brevet européen comme suit :

 

« Les droits définis aux articles L. 613-3 à L. 613-7, L. 615-4 et L. 615-5 du présent code peuvent être exercés à compter de la date à laquelle une demande de brevet européen est publiée conformément aux dispositions de l'article 93 de la Convention de Munich. »
 

L’article L.615-3 du CPI ne figure ainsi aucunement à la liste des dispositions de cet article. BIOGARAN avait alors soutenu que les mesures d’interdiction provisoire ne sont manifestement pas recevables sur le fondement d’une demande de brevet européen.

En tout état de cause, convaincu, le Président semble avoir estimé que les demandes en interdiction provisoire devaient être déclarées recevables, dès lors qu’une demande de brevet vaudrait « titre » et que le titulaire d’une demande de brevet a qualité pour agir en contrefaçon. Etonnamment, le Juge des référés n’a pas jugé utile de répondre aux arguments soulevés sur le fondement de l’article L.614-9 du CPI. Le Juge des référés a toutefois jugé que les mesures d’interdiction provisoire devaient être rejetées au motif de l’existence d’une contestation sérieuse sur la validité de la demande de brevet.

A notre connaissance, une telle solution n’a jamais été retenue par les juges français. Au contraire, la jurisprudence française va dans le sens contraire et notamment la Cour d’appel de Paris dans un arrêt du 12 décembre 1997 :

 

« Considérant que l'article L.614-9 du CPI, relatif aux effets en France des brevets européens, énumère limitativement les droits pouvant être exercés à compter de la publication de la demande de brevet européen ; que parmi ces droits assurant au demandeur d'un brevet européen une protection provisoire, ne figure pas le droit prévu par l'article L.615-3 du CPI de demander, en la forme des référés, l'interdiction à titre provisoire et sous astreinte de la poursuite des actes argués de contrefaçon ou la subordination de cette poursuite à la constitution de garanties destinées à assurer l'indemnisation du breveté ;
 

Considérant qu’il s’ensuit que c’est à bon droit que le premier juge a déclaré la société IOMEGA irrecevable à agir en référé-interdiction sur le fondement de ses deux demandes de brevet précitées ; »


Avant la délivrance d’un titre par un office, le pouvoir d’interdire est inexistant. En effet, une interdiction sur la base d’une demande de brevet pourrait aboutir à une situation absurde et inacceptable le contrefacteur allégué ne pouvant pas, avant la délivrance, commencer une action en nullité ou une procédure d’opposition et n’étant donc pas en mesure de contester la validité du soi-disant « titre » qui lui est opposé. De plus, ce dernier ne pourrait également pas former de demande reconventionnelle en nullité dans le cadre de l’action en contrefaçon au fond engagée dans le mois suivant l’ordonnance d’interdiction provisoire dans la mesure où cette procédure fera automatiquement l’objet d’un sursis à statuer en application du dernier alinéa de l’article L.615-4 du CPI. Ainsi, le contrefacteur allégué se retrouverait dans une situation totalement déséquilibrée.

Enfin, il est intéressant de noter que dans son arrêt récent (n°C-44/21) du 28 avril dernier, la CJEU interprète la Directive 2004/48/CE du Parlement européen et du Conseil de la manière suivante en rappelant notamment que :

 

« […] les brevets européens déposés jouissent d’une présomption de validité dès la date de publication de leur délivrance. Ainsi, à partir de cette date, ces brevets bénéficient de toute l’étendue de la protection garantie, notamment, par la directive 2004/48. »
 

Nous comprenons ainsi que la CJUE estime à juste titre qu’en ce qui a trait aux interdictions provisoires, la Directive 2004/48/CE offre une protection aux titulaires de brevets délivrés.

De même, dans les nombreuses juridictions où cette affaire est en cours, NOVARTIS a été pour le moment, déboutée de ses demandes en interdiction provisoire dans la majorité des juridictions dans lesquelles une décision est intervenue et notamment aux Pays-Bas, en Allemagne, en Grande-Bretagne et en Finlande.

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