Article Droit européen | 16/01/23 | 4 min. | Marc Mossé David Bosco
Une « acquisition prédatrice » est une opération par laquelle une entreprise prend le contrôle d’une entreprise innovante pour « tuer » la concurrence potentielle qu’elle pourrait exercer dans le futur. Comment le droit européen de la concurrence appréhende-t-il ce phénomène ?
Une évolution récente des règles de concurrence nourrit cette ambition. Traditionnellement, le contrôle européen des concentrations repose sur une analyse ex ante des opérations (fusions, prises de participation conférant un contrôle…) de grande envergure économique. Les parties à la concentration doivent, en particulier, notifier l’opération avant sa réalisation aux autorités de concurrence si leur chiffre d’affaires dépasse des seuils définis par les textes. Sur le plan européen, la compétence de la Commission est déclenchée si le chiffre d’affaires cumulé mondial des parties dépasse cinq milliards d’euros et si leur chiffre d’affaires individuel en Europe dépasse deux cent cinquante millions d’euros. Le problème posé par une acquisition dite « prédatrice » est que, par hypothèse, la cible est une jeune pousse dont le chiffre d’affaires est encore très limité, voire nul. L’opération n’est donc pas contrôlable. Ajoutons que, bien souvent, elle ne l’est pas non plus par des autorités de concurrence nationales pour la même raison – leur compétence étant généralement déclenchée par des seuils également définis selon le chiffre d’affaires.
La Commission européenne a donc pris une initiative hors procédure législative : elle interprète de manière nouvelle une disposition du règlement sur les concentrations (n°139/2004), l’article 22. Ce texte permettait, à l’origine, à un État membre ne disposant pas d’un contrôle domestique des concentrations de renvoyer une affaire à la Commission dès lors qu’elle affectait la concurrence sur son territoire. Or, depuis 2021, la Commission considère qu’une autorité de concurrence d’un État membre peut s’appuyer sur ce texte pour lui demander d’examiner une concentration, quand bien même elle n’entrerait pas dans le périmètre de sa propre compétence nationale. Cette nouvelle doctrine a été mise en œuvre cette même année dans une affaire Illumina GRAIL. Le Tribunal de l’Union a confirmé cette analyse, en observant que le texte du règlement ne requiert pas expressément que l’autorité de concurrence demandant le renvoi soit elle-même compétente – mais ce jugement fait actuellement l’objet d’un recours. Nous avons donc aujourd’hui en Europe un instrument de contrôle des acquisitions réalisées sous les seuils de contrôlabilité. D’autant que le nouveau règlement européen sur les marchés numériques (le Digital Markets Act) dont l’entrée en rigueur est prévue pour 2023 fera l’obligation aux géants du numérique d’informer la Commission de leurs opérations d’acquisition. En matière digitale, ce sera une source d’information importante pour faire jouer le « nouvel » article 22.
A présent que l’Europe dispose d’un nouvel outil, doit-on s’attendre à l’ouverture de nombreuses procédures de contrôle ?
Je ne le pense pas, les déclarations de la Commission européenne ne vont pas dans ce sens. Mais je m’inquiète des conséquences de cette réforme sur la sécurité juridique des entreprises en Europe. La délimitation du champ du contrôle à partir de seuils en chiffres d’affaires permettait cette sécurité juridique car les entreprises savaient, dès la négociation de leur transaction, si celle-ci était concernée par un contrôle administratif. Le « risque concurrence » était maîtrisé. Désormais, le critère de déclenchement de la compétence des autorités de concurrence évolue : un contrôle peut intervenir dès lors qu’existe une « affectation significative de la concurrence ». Ce critère n’est évidemment pas aussi prévisible que celui du chiffre d’affaires. Au surplus, il y a un autre élément d’insécurité : la Commission pourra initier un contrôle après la réalisation de l’opération et annonce qu’elle remontera jusqu’à six mois (voire davantage lorsque l’ampleur de l’opération le justifiera) dans le passé. La possibilité d’un contrôle ex post planera donc au-dessus de l’opération pendant une période potentiellement longue.
En somme, la dimension contentieuse des acquisitions prédatrices sera sans doute limitée, mais l’impact juridique de la réforme va être ressenti par l’ensemble des acteurs européens qui décident d’acquérir une cible sous les seuils de contrôlabilité. Tous les secteurs de l’économie sont concernés, et toutes les entreprises, qu’elles soient européennes ou étrangères.
Mais n’est-il pas pourtant louable que les autorités de concurrence se donnent les moyens de lutter contre les acquisitions prédatrices et protègent la souveraineté économique de l’Europe ?
Je doute que ce soit par la réglementation et la contrainte administrative que l’on construise une souveraineté économique durable. S’il l’on souhaite que l’Europe redevienne maître de son destin, n’en faisons pas un repoussoir pour les investisseurs et les entrepreneurs. Les stratégies d’acquisition prédatrice sont un phénomène d’envergure limitée. Si l’on doit intervenir (ce dont je ne suis pas sûr), privilégions au moins un outil plus ciblé que celui imaginé par la Commission. Justement, la Cour de justice se prononcera bientôt dans une affaire Towercast quant à la possibilité de poursuivre les stratégies d’acquisition prédatrice au titre de l’article 102 TFUE sur l’abus de position dominante. C’est une piste à explorer, même si elle n’est pas sans risque, elle aussi.