News

retour

Les opérations de concentration sous les seuils peuvent être contrôlées, après leur réalisation, sur le fondement de l’abus de position dominante

Article Droit de la concurrence, consommation et distribution | 20/03/23 | 15 min. | Renaud Christol Paul Vialard

Les opérations de concentration sous les seuils peuvent être contrôlées, après leur réalisation, sur le fondement de l’abus de position dominante

Le 16 mars 2023, la Cour de justice de l’Union européenne (la « Cour ») a rendu un arrêt important et attendu en matière de contrôle des concentrations[1] dans le cadre d’une question préjudicielle posée par la cour d’appel de Paris.

L’affaire Towercast

Cet arrêt s’inscrit dans le contexte de la prise de contrôle exclusif, en 2016, de la société Itas par la société Télédiffusion de France (« TDF »), qui fournit de services de diffusion de la télévision numérique terrestre (« TNT ») en France. Cette opération ne franchissait ni les seuils nationaux ni les seuils communautaires du contrôle des concentrations, et n’avait pas non plus fait l’objet d’un renvoi sur le fondement de l’article 22 du règlement n°139/2004 sur les concentrations (le « Règlement Concentrations »)[2]. Elle a donc été réalisée sans avoir fait l’objet d’une notification, d’un examen et d’une autorisation préalables par l’Autorité de la concurrence (l’ « Autorité ») ou la Commission européenne (la « Commission »).

Le 15 novembre 2017, la société Towercast, concurrente de TDF, a saisi l’Autorité pour se plaindre d’un abus de position de dominante de TDF. Towercast considérait que l’acquisition d’Itas avait renforcé significativement la position dominante de TDF et entravé la concurrence sur le marché.

Le 16 janvier 2020[3], l’Autorité a rejeté la qualification d’abus de position dominante et affirmé qu’il n’y avait pas lieu de poursuivre la procédure. Selon elle, « les opérations de concentration sont régies par un ensemble de règles propres, différant du contrôle des pratiques anticoncurrentielles ». Elle a ajouté qu’ « en l’état actuel du droit, une opération de concentration ne peut constituer, en elle-même, un abus de position dominante […] et ce alors même qu’elle n’aurait pas été soumise » au contrôle préalable de l’Autorité ou de la Commission.

Cette position se fondait notamment sur l’article 21 du Règlement Concentrations aux termes duquel le règlement n°1/2003[4], qui met en œuvre l’interdiction des pratiques anticoncurrentielles, n’est en principe pas applicable aux opérations de concentration définies à l’article 3 du Règlement Concentrations.

Elle apparaissait contraire avec un arrêt rendu le 21 février 1973 par la Cour de justice des Communautés européenne (la « CJCE ») et relatif à l’acquisition d’Europemballage par Continental Can[5]. La CJCE avait retenu que la Commission pouvait faire application de l’abus de position dominante pour appréhender les opérations de concentration.

Cet arrêt avait été rendu avant la mise en place du contrôle communautaire des concentrations. Pour l’Autorité, l’introduction de ce contrôle en 1989 a rendu le principe dégagé dans l’arrêt Continental Can obsolète.

Towercast a introduit un recours contre la décision de l’Autorité. La cour d’appel de Paris a sursis à statuer et a posé une question préjudicielle à la Cour[6].

L’enjeu était de déterminer si une opération de concentration qui n’a pas fait l’objet d’un contrôle préalable car les seuils n’étaient pas atteints, pouvait être « analysée par une autorité nationale de concurrence comme constitutive d’un abus de position dominante prohibé par l’article 102 TFUE[7], au regard de la structure de la concurrence sur un marché de dimension nationale »[8].

L’analyse de la Cour

Dans son arrêt du 16 mars 2023, la Cour rappelle que « l’interprétation d’une disposition du droit de l’Union requiert de tenir compte non seulement de ses termes, mais également du contexte dans lequel elle s’inscrit ainsi que des objectifs et de la finalité que poursuit l’acte dont elle fait partie »[9].

Elle indique que le Règlement Concentrations « vise à garantir que les restructurations des entreprises, notamment sous la forme de concentrations, n’entraînent pas de préjudice durable pour la concurrence ». Il constitue « le seul instrument procédural applicable à l’examen préalable et centralisé des concentrations » et doit permettre un contrôle effectif de toutes les concentrations dont les effets sur le marché dépassent le territoire d’un seul État membre[10].

En revanche, il ne peut être déduit de ce rôle particulier du Règlement Concentrations, que le législateur communautaire aurait « entendu rendre sans objet le contrôle opéré au niveau national d’une opération de concentration au regard de l’article 102 » du TFUE sur les abus de position dominante[11].

Le Règlement Concentrations « fait partie d’un ensemble législatif visant à mettre en œuvre les articles 101 et 102 TFUE » et contribue à préserver une concurrence libre et non faussée dans le marché intérieur de l’Union européenne.

Par voie de conséquence, si le Règlement Concentrations instaure un dispositif de contrôle préalable des concentrations qui doit être appliqué de manière prioritaire, « il n’exclut pas pour autant un contrôle ex post des opérations de concentration » qui sont en dessous des seuils de contrôle[12].

La Cour rappelle également que l’article 102 sur les abus de position dominante est une disposition d’effet direct, c’est-à-dire qu’elle peut être directement invoquée par les justiciables sans qu’ils n’aient à s’appuyer sur le Règlement Concentrations. Par conséquent, la position défendue par l’Autorité reviendrait « à écarter l’applicabilité directe d’une disposition du droit primaire en raison de l’adoption d’un acte de droit dérivé »[13], ce que la Cour exclut.

La Cour conclut que le Règlement Concentrations « ne saurait s’opposer à ce qu’une opération de concentration de dimension non communautaire […] puisse faire l’objet d’un contrôle par les autorités nationales de concurrence et par les juridictions nationales au titre de l’effet direct de l’article 102 TFUE en recourant à leurs propres règles procédurales ».

La Cour rappelle ensuite les conditions dans lesquelles une opération de concentration est susceptible de constituer un abus de position dominante. Cela suppose d’établir que l’acquéreur était, avant l’opération en question, en position dominante sur un marché déterminé, et qu’il a, par cette opération, « entravé substantiellement la concurrence sur le marché ».

Le seul renforcement de la position dominante ne suffit pas : il est nécessaire de démontrer « que le degré de domination ainsi atteint […] ne laisserait subsister que des entreprises dépendantes, dans leur comportement, de l’entreprise dominante »[14].  

TDF avait demandé à la Cour de limiter les effets dans le temps de l’arrêt, au motif qu’il engendrerait de graves conséquences en termes de sécurité juridique pour toutes les entreprises qui auraient réalisé de bonne foi des opérations de concentrations qui ne franchissaient pas les seuils de contrôle.

La Cour rappelle que l’interprétation de l’article 21 du Règlement Concentrations exprimée dans l’arrêt précise sa signification et sa portée « telle qu’elle doit ou aurait dû être comprise et appliquée depuis la date de son entrée en vigueur » et peut donc être appliquée des situations nées avant le 16 mars 2023.

En d’autres termes, des concentrations en dessous des seuils antérieures à cette date peuvent être remises en question si elles constituent des abus de position dominante.

La solution dégagée par la Cour est un nouveau bouleversement dans le contrôle des concentrations.

Auparavant, une opération qui ne franchissait pas les seuils de contrôle pouvait être mise en œuvre et n’était pas susceptible d’être remise en question.

Cette situation a changé avec la nouvelle approche de la Commission au sujet de l’article 22 du Règlement Concentrations. La Commission peut désormais contrôler, même après leur réalisation, des opérations qui ne franchissent pas les seuils de notification nationaux[15].

Avec la position exprimée par la Cour, ces opérations pourront également être appréhendées sous l’angle des abus de position dominante.

En résumé, dès lors qu’une entreprise réalisera une opération de croissance externe, elle devra se soucier de son impact concurrentiel, impact qui pourra même conduire à la remise en question de ladite opération.


[2] L’article 22 du règlement (CE) n°139/2004 du 20 janvier 2004 relatif au contrôle des concentrations entre entreprises prévoit un mécanisme de renvoi qui permet à une autorité nationale de concurrence de demander à la Commission d’examiner « toute concentration » qui ne franchit pas les seuils communautaires « mais qui affecte le commerce entre États membres et menace d'affecter de manière significative la concurrence sur le territoire du ou des États membres qui formulent cette demande ». La Commission peut aussi inviter les États membres concernés à lui présenter une telle demande lorsqu’elle estime que ces critères sont remplis.

[4] Règlement (CE) n° 1/2003 du Conseil du 16 décembre 2002 relatif à la mise en œuvre des règles de concurrence prévues aux articles 81 et 82 du traité (aujourd’hui articles 101 et 102 du TFUE).

[6] Cour d’appel de Paris, 1er juillet 2021, n° 20/04300.

[7] Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.

[8] Paragraphe 29 de l’Arrêt.

[9] Paragraphe 31 de l’Arrêt.

[10] Paragraphe 36 de l’Arrêt.

[11] Paragraphe 37 de l’Arrêt.

[12] Paragraphe 41 de l’Arrêt.

[13] Paragraphe 42 de l’Arrêt.

[14] Paragraphe 52 de l’Arrêt.

Explorez notre collection de documents PDF et enrichissez vos connaissances dès maintenant !
[[ typeof errors.company === 'string' ? errors.company : errors.company[0] ]]
[[ typeof errors.email === 'string' ? errors.email : errors.email[0] ]]
L'email a été ajouté correctement