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Extraterritorialité du droit américain | Des éclaircissements bienvenus à l’application du Règlement de blocage européen avec l’arrêt IFIC Holding du Tribunal de l’Union européenne

Article Résolution des litiges | 25/07/23 | 11 min. | Olivier Attias Alfred Reboul Clémentine Veltz

Tribunal de l’Union européenne, 6ème chambre élargie, 12 juillet 2023, T-8/21

Dans un arrêt majeur, le Tribunal de l’Union européenne (TUE) a validé les décisions de la Commission européenne autorisant Clearstream Banking AG à bloquer les dividendes de la société allemande IFIC Holding, dont les actions sont indirectement détenues par l'État iranien. Cet arrêt, qui aborde notamment les questions de rétroactivité et de droit d'être entendu soulevées par IFIC Holding, met en évidence la complexité des enjeux juridiques et politiques liés à cette affaire.

L’arrêt examiné s'inscrit dans un contexte plus large marqué par l’adoption en 1996 du Règlement (CE) n° 2271/96 (le « Règlement de blocage européen ») visant à restreindre l'application dans l'Union européenne des sanctions extraterritoriales imposées par les États-Unis à l'encontre de Cuba et de l'Iran. Ce règlement a été mis à jour en 2018 à la suite du retrait unilatéral des États-Unis de l'Accord global sur le nucléaire iranien (JCPOA) et de la réimposition des sanctions économiques américaines contre l'Iran. Ces sanctions interdisent à toute personne de maintenir des relations commerciales avec les individus figurant sur la liste des "specially designated nationals" (SDN) en dehors du territoire des États-Unis. L'objectif déclaré du Règlement de blocage européen est ainsi de protéger les opérateurs européens contre certaines lois extraterritoriales de pays tiers.

Pour atteindre cet objectif, le Règlement de blocage européen interdit aux opérateurs européens de se conformer aux lois énumérées dans son annexe, sauf autorisation expresse de la Commission européenne lorsque le « le non-respect de [ces législations étrangères] léserait gravement [les intérêts des personnes couvertes par le règlement] ou ceux de la Communauté »[1]. De plus, il exige que les opérateurs européens notifient à la Commission européenne tout impact des lois extraterritoriales énumérées sur leurs intérêts économiques ou financiers. Le Règlement de blocage européen annule également dans l’Union toute décision d'un pays tiers fondée sur ces lois extraterritoriales, et permet aux opérateurs européens d'obtenir réparation devant les tribunaux en cas de préjudice causé par ces lois.

Depuis sa mise à jour en 2018, le Règlement de blocage européen n’a engrangé qu’un contentieux très mince[2].

Un premier arrêt au niveau européen est rendue le 21 décembre 2021, dans l’affaire Bank Melli Iran c./ Telekom Deutschland GmbH[3]. Saisie sur renvoi préjudiciel des juridictions allemandes, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) avait réaffirmé l’interdiction faite par le Règlement de blocage européen de se conformer aux lois annexées et guidait le juge national dans des aspects processuels et substantiels liés à l’application nationale de cet instrument. Si une résiliation contractuelle pour se conformer à une législation extraterritoriale devait être annulée, cette limitation à la liberté d'entreprise créée par le au Règlement de blocage européen ne devait toutefois pas entraîner de conséquences disproportionnées, notamment économiques, pour l’opérateur économique concerné.

Dans ce deuxième arrêt, le TUE était appelé à statuer sur la validité des décisions prises par la Commission européenne, qui ont autorisé Clearstream Banking AG à bloquer les fonds de la société IFIC Holding pour se conformer aux sanctions américaines contre l'Iran.


Les décisions contestées de la Commission européenne

En novembre 2018, IFIC Holding a été désignée sur la liste des SDN. Clearstream Banking AG a alors, d’une part, bloqué sur un compte séparé les dividendes dues à IFIC Holding, et a refusé de les lui verser, et d’autre part, saisi la Commission afin d’obtenir une autorisation de se conformer aux sanctions américaines pour une période de douze mois.

Le 28 avril 2020, la Commission européenne accordait cette autorisation, en application de l’article 5, second alinéa, du Règlement de blocage européen, renouvelée par les décisions du 27 avril 2021 et 26 avril 2022.

IFIC Holding, qui avait préalablement introduit un recours devant une juridiction nationale allemande aux fins d’obtenir des informations sur le statut de ses dividendes et de leur versement, a déposé un recours devant le TUE le 10 janvier 2021 sollicitant l’annulation des décisions d’autorisation de la Commission européenne.

Par son arrêt du 12 juillet 2023, la 6ème chambre élargie du TUE rejette le recours formé par IFIC Holding en tous ses moyens, et apporte d’importants éclaircissements sur l’interprétation du Règlement de blocage européen dont (i) l’absence d’effet rétroactif des décisions de la Commission, (ii) l’absence de prise en compte des intérêts des personnes sanctionnées, même européennes, dans l’application des dispositions de l’article 5 du Règlement et (iii) la limitation du droit d’être entendu.


L'absence d'effet rétroactif des décisions d’autorisation de la Commission

Un point crucial abordé dans cet arrêt concerne l'absence d'effet rétroactif des décisions prises par la Commission européenne. Le TUE a souligné que les autorisations accordées à Clearstream Banking AG n'avaient pas d'effet rétroactif. Ces autorisations étaient valables à partir de la date de leur notification et pour une durée de douze mois. Ainsi, elles couvrent uniquement les blocages de fonds effectués après la date de prise de validité des décisions de la Commission, le fait que Clearstream se prévale de l’inverse devant les juridictions nationales étant ici dépourvu de pertinence. Cette clarification de l'absence d'effet rétroactif permet de délimiter temporellement l'application des mesures prises par Clearstream.


L’absence de prise en compte des intérêts du tiers, personne sanctionnée

L’apport essentiel de cet arrêt du TUE réside à notre sens surtout dans la confirmation que les intérêts du tiers, personne sanctionnée, n’ont pas à être pris en compte par la Commission européenne lors de l’étude d’une demande d’autorisation. En effet, il ressort de l’article 5, second alinéa, et des dispositions du Règlement d’exécution de 2018[4] que seuls sont pris en compte les intérêts du demandeur et de l’Union européenne. Le TUE ajoute que tel est également le cas lorsque le tiers sanctionné est une personne européenne – et donc susceptible de rentrer dans le champ d’application du Règlement de blocage et partant ses objectifs protecteurs – cette circonstance étant sans incidence dans ce cadre.

Le TUE considère en conséquence que, contrairement à ce qu’invoque IFIC Holding, la Commission n’a pas à prendre en compte la possibilité de recourir à des alternatives moins contraignantes ou si celle-ci aurait pu se prévaloir d’un droit à indemnisation. La première s’explique par la binarité intrinsèque de la question posée à la Commission, autoriser ou refuser à un opérateur européen de se conformer à des législations étrangères ; la seconde, par le fait que l’indemnisation est un sujet distinct de l’autorisation.

Enfin, il est à noter que le Tribunal a également confirmé que la prise en compte par la Commission des intérêts du demandeur peut inclure le risque de sanctions américaines encourus par une « entreprise sœur ».

 

Le droit d'être entendu du tiers sanctionné

Le TUE s'est également penché sur la question pertinente du droit d'être entendu, soulevée par IFIC Holding, que le Tribunal a mis en balance avec les objectifs du Règlement de blocage européen et ce au regard des principes fondamentaux du droit de l’Union.

En effet, IFIC Holding se fondait sur l’article 41 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, qui prévoit au a) du 2. « le droit de toute personne d’être entendue avant qu’une mesure individuelle qui l’affecterait défavorablement ne soit prise à son encontre », et considérait que si elle avait été entendue par la Commission, cette dernière aurait pu refuser d’accorder son autorisation.

Le Tribunal a considéré que bien que ce droit soit d’application générale et doit être respecté même lorsque la réglementation applicable ne prévoit pas une telle formalité, il peut également faire l’objet de limitations en vertu de l’article 52 de cette même Charte. Elles doivent être prévues par la loi, respecter le contenu essentiel dudit droit, et en vertu du principe de proportionnalité, être nécessaires et répondre effectivement à des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union.

Au terme de son contrôle, le TUE a conclu que tel était le cas s’agissant du Règlement de blocage européen et l’absence d’audition du tiers sanctionné dans le cadre d’une demande d’autorisation, dont l’octroi est jugé « conforme aux objectifs du règlement no 2271/96, mais aussi aux objectifs de politique générale de l’Union ».

Le Tribunal considère que l’exercice du droit d’être entendu par le tiers sanctionné ne serait à l’inverse pas conforme à de tels objectifs, qu’il risquerait par ailleurs de mettre en péril et ce à raison du risque d’une diffusion non contrôlée d’informations. Il note que « cela pourrait permettre aux autorités du pays tiers à l’origine des lois annexées d’avoir connaissance du fait qu’une personne a demandé une autorisation […] et qu’elle est, par conséquent, susceptible de se conformer ou non à la législation extraterritoriale dudit pays tiers, ce qui entraînerait des risques en termes d’enquêtes et de sanctions à l’égard de celle-ci et, partant, de préjudice pour les intérêts de cette personne et, le cas échéant, de l’Union ». Cette approche pragmatique du Tribunal doit être approuvée tant la position des opérateurs – entre le marteau et l’enclume – peut parfois être inconfortable.

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Par son arrêt du 12 juillet 2023, le TUE apporte ainsi des éclaircissements bienvenus sur les modalités d’application du Règlement de blocage européen et enrichit la compréhension des implications juridiques des décisions de la Commission.

En outre, cet arrêt pourrait catalyser un regain d’intérêt pour l’invocation du Règlement de blocage européen, sa lisibilité juridique améliorée étant susceptible d’encourager une recrudescence de son recours. A défaut d’une révision du Règlement de blocage européen en 2023, cet arrêt, en validant les dérogations aux entreprises accordées par la Commission européenne, vient ainsi encourager ces dernières à être plus transparentes et à informer systématiquement la Commission des conflits de normes et d’éventuelles pressions américaines dont elles pourraient faire l’objet ; cette dernière se réservant le droit de sanctionner les entreprises qui, à l’insu des autorités européennes, feraient le choix de se soumettre à la loi américaine.

 

[1] Article 5, alinéa 2, du Règlement (CE) n° 2271/96.

[2] Dans son Rapport au Parlement européen et au conseil concernant l’article 7, point a), du règlement (CE) n° 2271/96 du Conseil (la « loi de blocage »), COM/2021/535 final, du 3 septembre 2021, la Commission indique avoir reçu entre le 1er août 2018 et le 1er mars 2021 63 notifications d’opérateurs européens, dont seulement 10 d’entre elles étaient liées à ou ont été suivies de procédures judiciaires devant les juridictions des Etats membres (p. 6-7).

[3] CJUE, grande chambre, 21 décembre 2021, arrêt C-124/20, Bank Melli Iran c./ Telekom Deutschland GmbH.

[4] Règlement d’exécution (UE) 2018/1101, article 4.

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