News

retour

3 questions à Marianne Dony

Article | 22/11/23 | 17 min. | David Zygas Marianne Dony

Professeur Marianne Dony (Université Libre de Bruxelles) : l’autonomie stratégique européenne

 

Qu’est-ce que l’autonomie stratégique européenne ?

 

D’une manière très générale, l’autonomie stratégique fait référence à la capacité de l’Union d’être en mesure de faire des choix en fonction de ses intérêts et de ses valeurs, et non en fonction de ses dépendances ou de ce qui lui serait imposé par des acteurs extérieurs. Moins de dépendance, davantage d’influence.

L’expression est originellement associée à la défense. Plus précisément, historiquement, la première définition de l’autonomie stratégique européenne est donnée dans la déclaration franco-britannique de Saint-Malo du 4 décembre 1998 : « Afin de pouvoir jouer tout son rôle sur la scène internationale (…) l’Union doit avoir des capacités d’action autonome, appuyées par une force militaire crédible, les moyens de décider d’y avoir recours et la volonté de le faire afin d’agir dans les crises internationales ». Le mot d’autonomie n’est pas expressément mentionné dans le Traité de Lisbonne, mais il est partout sous-jacent. Il s’agissait pour les Etats membres d’être capables de réunir des forces, alors estimées à un corps d’armée (60 000 hommes, ambition ensuite réduite à 1 500), afin de gérer des crises qui les impactent directement, dans le voisinage de l’Union, lorsque les Etats-Unis ne souhaitent pas intervenir ; le tout en restant dans un cadre intergouvernemental. Trois marqueurs forts : gestion de crises, hors du territoire de l’Union, sans l’intervention des Etats-Unis. Au départ donc, l’autonomie stratégique se confond avec la politique de sécurité et de défense commune (PSDC) et consiste en une forme limitée d’indépendance militaire : la gestion de crises internationales par un corps expéditionnaire. Ainsi conçue, elle suscite peu de débats internes car elle permet une articulation claire et acceptable par tous avec l’OTAN, centrée sur la défense territoriale de ses membres, en cas d’attaque armée, avec l’aide des forces américaines (et canadiennes).

 

En 2013, la notion s’élargit tout en restant dans le domaine militaire. La Commission présente une communication intitulée : « vers un secteur de la défense et de la sécurité plus compétitif et plus efficace », dans laquelle on peut lire les deux phrases suivantes : « L’Europe doit être capable d’assumer ses responsabilités pour la défense de sa propre sécurité ainsi que de la paix et de la stabilité internationales en général. Elle a pour cela besoin d’un certain degré d’autonomie stratégique : pour être un partenaire fiable et crédible, l’Europe doit être en mesure de décider et d’agir sans dépendre des capacités de tiers ». L’idée est en quelque sorte avalisée par le Conseil européen qui, dans ses conclusions des 19 et 20 décembre, affirme : « L’Europe doit disposer d’une base industrielle et technologique de défense plus intégrée, plus durable, plus innovante et plus compétitive pour pouvoir assurer le développement et le soutien de ses capacités de défense, ce qui pourra aussi lui permettre d’accroître son autonomie stratégique et sa capacité à agir avec des partenaires ».

En 2016, la « stratégie globale de l’Union européenne », présentée par la Haute représentante, consacre définitivement la notion, tout en commençant à l’élargir au-delà du seul secteur militaire : elle affirme explicitement nourrir « l’ambition de doter l’Union européenne d’une autonomie stratégique. Nous en avons besoin pour servir les intérêts communs de nos citoyens et promouvoir nos principes et nos valeurs. Un niveau approprié d'ambition et d'autonomie stratégique est important si l'on veut que l'Europe puisse promouvoir la paix et la sécurité à l'intérieur et à l'extérieur de ses frontières. C'est pourquoi nous intensifierons nos efforts en matière de défense, de lutte contre le terrorisme, d'énergie et de communications stratégiques ainsi que pour ce qui est du cyberespace ». En réponse, le Conseil de l’Union européenne déclare dans son plan de mise en œuvre de la stratégie globale que : « Le Conseil est déterminé à renforcer la capacité de l'Union à agir en tant que garant de la sécurité et à renforcer la politique de sécurité et de défense commune en tant qu'élément essentiel de l'action extérieure de l'Union. Cela renforcera son rôle stratégique global et sa capacité à agir de manière autonome lorsque cela est nécessaire et avec des partenaires chaque fois que cela est possible ». Il ne s’agit donc plus seulement de projeter la puissance en dehors des frontières de l’Union, mais d’assurer la défense de sa propre sécurité à l’intérieur comme à l’extérieur de ses frontières, notamment pour ce qui est de la lutte contre le terrorisme et le cyberespace et plus largement de conforter le rôle stratégique global de l’Union. L’articulation avec l’OTAN devient moins précise, lorsqu’il est affirmé que l’Union agira de manière autonome lorsque cela est nécessaire et avec des partenaires chaque fois que cela est possible. Enfin, l’accent est mis sur la dimension industrielle de l’autonomie stratégique.

C’est évidemment parce qu’elle concerne la défense de l’Union à l’intérieur de ses frontières que cette acception de l’autonomie stratégique a été combattue par les Etats d’Europe centrale, la Pologne en tête, ainsi que par les Etats baltes et nordiques. Tous ces pays, inquiets à juste titre des menées agressives de la Russie, ont cru voir dans ce concept d’origine française une volonté de « découpler » la défense européenne de l’OTAN et ont été saisis par la peur de provoquer ainsi un départ des forces américaines du territoire européen.

 

Quels sont les domaines couverts par l’autonomie stratégique ?

 

Avec la crise sanitaire, le champ de l’autonomie stratégique va considérablement s’élargir. Les Européens prennent conscience qu’avec le déclin du poids économique de l’Union dans le monde, celle-ci est fortement dépendante de pays tiers pour la fourniture de certains biens, matières premières ou services essentiels, et que toute perturbation des chaînes d’approvisionnement peuvent entraîner de graves pénuries et compromettre la croissance économique et le bien-être des citoyens européens. Il en va d’autant plus ainsi que l’Union est, dans nombre de domaines, dépendante de grandes puissances mondiales à l’égard desquelles on peut légitimement nourrir quelque méfiance et qui peuvent être de potentiels rivaux. A cela s’ajoutent les menaces sécuritaires aggravées par cette crise :  on peut songer à la désinformation et la propagande ou à la multiplication des cyber-attaques.

Dans ce contexte, l’autonomie stratégique de l’Union européenne s’impose « comme un processus de survie politique », pour reprendre une expression du haut représentant. L’autonomie stratégique vise désormais la résilience, c’est-à-dire la capacité de l’Union à résister à des chocs tant civils que militaires et elle est liée à la volonté politique de remédier aux vulnérabilités de l’Union et à ses dépendances dans tous les secteurs stratégiques : espace, énergie, santé, digital, hautes technologies, matières rares, etc.

C’est ainsi que Josep Borrell affirmait en décembre 2020 : « les enjeux de l’autonomie stratégique ne se limitent pas à la sécurité et à la défense. Ils concernent un large éventail de secteurs, comme le commerce, la finance et l’investissement. Alors qu’en matière de commerce, l’Union européenne bénéficie déjà d’une autonomie stratégique, il reste une marge de progression en matière de finance et d’investissement ».

À son tour, cette vision extrêmement large de l’autonomie stratégique a fait peur aux plus libéraux des Européens, craignant que l’Union ne s’oriente vers une autarcie industrielle et commerciale et pour tout dire vers le protectionnisme. C’est pourquoi est né le concept curieux « d’autonomie stratégique ouverte ». Lors du Conseil européen d’octobre 2020, les Vingt-Sept s’accordent pour affirmer que, dans les domaines du marché unique, de la politique industrielle et du numérique, « parvenir à une autonomie stratégique tout en préservant une économie ouverte est un objectif clé de l’Union ». Son objectif est de trouver un nouvel équilibre entre la sécurité et la compétitivité qui garantira la capacité future de l’Union à « agir de manière autonome quand et où cela est nécessaire et à travailler avec des partenaires partout où cela est possible ». Ainsi en mai 2021, la commissaire à la concurrence souligne que l’Union doit trouver un équilibre prudent entre, d’une part, le renforcement de ses propres capacités dans les domaines stratégiques, d’autre part, la garantie que l’Union renforce sa position dans les chaînes de valeur mondiales en diversifiant le commerce extérieur et en coopérant avec ses partenaires internationaux.

En septembre 2021, la Commission a présenté un « rapport de prospective stratégique », intitulé « renforcer la capacité et la liberté d'action à long terme de l'Union européenne », dans lequel elle définit huit « domaines d'action essentiels dans lesquels l’Union européenne peut exploiter des circonstances lui permettant d'asseoir son leadership mondial et d'assurer son autonomie stratégique ouverte » : les systèmes de santé et des systèmes alimentaires durables et résilients ; l’approvisionnement en énergie décarbonée et abordable ; les capacités dans la gestion de données, l'intelligence artificielle et les technologies de pointe ; l’approvisionnement en matières premières critiques ; la normalisation ; des systèmes économiques et financiers résilients et à l'épreuve du temps ; des compétences et des talents qui correspondent à nos ambitions ; et enfin, seul domaine concernant à proprement parler la défense, les capacités de sécurité et de défense et l'accès à l'espace.

 

Est-ce une perspective réaliste et à quelle échéance ?

 

En avril dernier, Emmanuel Macron a soutenu, dans un discours à la Haye sur la souveraineté européenne, que la bataille idéologique est gagnée, les jalons sont posés. Il faut accélérer la mise en œuvre sur le plan militaire, technologique, énergétique et financier.

Rien n’est moins sûr. Au-delà de l’unanimité de façade, les Européens n’ont pas réussi à parvenir à un consensus sur ce à quoi devrait ressembler une plus grande autonomie stratégique, comment s’organiser pour y parvenir, qui seraient leurs décideurs en cas de crise et comment répartir les coûts. Et il en résulte que l’autonomie stratégique est malheureusement plus une utopie qu’une véritable perspective réaliste. Il y a à cela à la fois des raisons internes et des raisons externes.

L’autonomie stratégique se présente sous la forme d’une multiplication : volonté politique x aptitude à décider x capacité d’agir. Il suffit que l’un des termes soit égal à zéro, pour que l’ensemble soit lui aussi égal à zéro. Et ces difficultés internes sont renforcées par des obstacles externes.

Je commence par l’autonomie stratégique de l’Union en matière de défense.

La volonté politique continue à faire défaut, en raison des divergences très fortes qui existent entre Etats membres au sujet d’une défense européenne et d’une autonomie de l’Union. Alors que pour certains Etats, comme la France, cette volonté est très présente, d’autres Etats sont beaucoup plus méfiants, et le fait que, précisément, la France soit le moteur de ce projet n’est peut-être pas étranger à leur réticence. Une autre limite à la volonté politique de parvenir à une autonomie stratégique de l’Union en matière de défense est plus importante encore et mieux assumée par les Etats membres concernés : il s’agit de la conviction selon laquelle la sécurité de l’Union est assurée par l’OTAN et doit le rester, partagée par les pays d’Europe centrale et orientale et le Danemark. D’autres Etats enfin n’ont pas de volonté politique de contribuer à l’élaboration d’une défense commune et de tendre ainsi vers l’autonomie stratégique de l’Union en raison de leur tradition de neutralité (c’est le cas de l’Autriche, de l’Irlande et jusqu’à peu, de la Suède et de la Finlande) ou d’un rapport à la force complexé, comme l’illustrait parfaitement, jusqu’à peu, le cas de l’Allemagne.

 

En ce qui concerne ensuite les moyens de décider, deuxième composante de l’autonomie stratégique en matière de défense, il est évident qu’ils sont largement entravés par la règle de l’unanimité a fortiori dans un domaine où les divergences entre Etats membres sont très fortes.

Enfin, la capacité militaire de l’Union repose sur les capacités militaires de ses Etats membres. Il n’y a pas de capacité européenne permettant à l’Union de déployer rapidement puis de soutenir des forces capables de mener à bien l’ensemble des missions de gestion de crises. Et les capacités militaires des Etats membres sont elles-mêmes limitées.

Sur le plan externe, la principale limite à cette autonomie réside à la fois dans la protection assurée par l’OTAN et dans la prégnance des Etats-Unis dans la défense européenne, les deux éléments étant bien sûr liés. Cela s’est particulièrement vu après l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Les Etats-Unis ont devancé tous les Etats membres de l’Union réunis dans la fourniture d’une aide militaire à l’Ukraine, même si de nombreux pays européens et les institutions de l’Union apportent d’importantes contributions et fournissent une aide essentielle à l’Ukraine. Ils ont également accepté de remplacer bon nombre des systèmes d’armes que ces alliés ont fournis à l’Ukraine. En quelques mois seulement, les déploiements de troupes américaines en Europe sont passés d'un minimum historique d'après-guerre d'environ 65 000 à 100 000 personnes. De plus, agrès cette invasion, les Etats du nord et de l’est ont profondément modifié la dynamique interne de l’Union. La Pologne, la Suède, la République tchèque et les Etats baltes ont fait preuve d’une sorte de leadership moral dans la politique étrangère européenne. Ils considèrent que les événements ont montré que leur évaluation du régime russe était correcte et que les Etats occidentaux de l’Union ne les ont pas écoutés comme ils auraient dû et que leur statut d’Etat de première ligne leur confère une autorité unique pour déterminer la politique occidentale à l’égard de la Russie et de l’Ukraine. Ils se sentent aussi justifiés dans leur vision selon laquelle seuls les États-Unis peuvent en fin de compte garantir leur sécurité.

Cette nouvelle dynamique politique interne européenne structure la politique de défense européenne pour l’avenir. S’il y a une réelle augmentation des dépenses européennes de défense, la structure de ces dépenses signifie qu’elles créeront en réalité une plus grande dépendance à l’égard des Etats-Unis. Face à la guerre, la planification de la défense continue d’être réalisée en grande partie de manière isolée et de nombreux pays européens considèrent la coopération en matière de défense comme un défi, l’envisagent uniquement lorsqu’elle coïncide avec leurs plans nationaux et optent le plus souvent pour des solutions nationales ou pour des fournisseurs non européens.

L’effort visant à créer une base technologique et industrielle de défense européenne résiliente, compétitive et innovante est passé au second plan. L’accent est mis sur la nécessité de combler rapidement les lacunes en matière de capacités, ce qui a conduit à l’achat de matériel standard, principalement américain. Le résultat est que les Européens risquent d’abandonner le développement d’une industrie européenne de défense forte et compétitive, dont l’expertise dans les technologies stratégiques du futur est comparable à celle des autres grandes puissances.

Du coup, un nouveau concept est apparu : celui de « responsabilité stratégique » en la matière. Le Conseil européen de décembre 2022 a ainsi souligné que, face à un environnement plus hostile et des tendances géopolitiques plus larges, il est nécessaire que « l'Union européenne assume une plus grande responsabilité en ce qui concerne sa propre sécurité et, en matière de défense, [qu’] elle sui[ve] une ligne d'action stratégique et renforce sa capacité à agir de manière autonome », en soulignant en même temps « l'importance du lien transatlantique tel qu'il ressort à la fois de la boussole stratégique de l'UE et du concept stratégique de l'OTAN ». Cette notion de « responsabilité stratégique » paraît aujourd’hui mieux adaptée que celle d’autonomie, au regard tant de la nécessaire complémentarité entre l’OTAN et l’Union que de la dimension subsidiaire des capacités européennes par rapport aux capacités des Etats-Unis, telle que mise en évidence par la guerre en Ukraine.

Alors que l’autonomie évoque une forme d’indépendance et est ainsi source de désaccords, la responsabilité renvoie à l’existence de pouvoirs de décision ainsi qu’au fait de rendre compte de ces pouvoirs. Elle suppose la prise en charge, par l’Union, de sa propre sécurité, mais elle n’implique pas de fonctionner sans coopération avec les Etats-Unis.

En ce qui concerne l’autonomie stratégique dans le domaine économique, l’adoption par les Etats-Unis de nouvelles mesures de politique industrielle telles que l’Inflation Reduction Act et le CHIPS and Science Act a suscité de nombreux grincements de dents à Bruxelles et ailleurs sur la manière dont les Européens peuvent préserver leurs propres industries stratégiques. À la suite de ces textes, le Conseil européen a conclu, toujours en décembre 2022, qu'il importe de préserver la base économique, industrielle et technologique de l'Europe, ainsi que les conditions de concurrence équitables au niveau mondial. Il a souligné notamment l'importance, dans le contexte mondial actuel, d'une politique industrielle européenne ambitieuse pour adapter l'économie européenne aux transitions écologique et numérique et pour réduire les dépendances stratégiques, en particulier dans les domaines les plus sensibles, tout en garantissant des conditions de concurrence équitables. Le Conseil européen a rappelé, dans ce contexte, la nécessité d'une réponse coordonnée pour renforcer la résilience économique de l'Europe et sa compétitivité sur le plan mondial, tout en préservant l'intégrité du marché unique. Cependant, il est loin d’être certain que ce débat se traduira par des mesures politiques qui affecteront la politique économique étrangère des Etats-Unis. Force est de constater que la plupart des Etats membres ne souhaitent pas, à l’heure actuelle, une politique plus indépendante. Presque unanimement, les décideurs politiques européens reconnaissent en privé les risques liés à une dépendance envers les Etats-Unis et expriment leurs craintes quant au retour de Trump ou de ses semblables à la présidence américaine. Mais, surtout pendant la guerre en Ukraine, la plupart se sentent collectivement incapables d’une plus grande autonomie et ne veulent pas faire de sacrifices politiques ou fiscaux pour y parvenir. Le sentiment prévaut aussi que leur dépendance sécuritaire croissante à l'égard des Etats-Unis signifie qu'ils accepteront pour la plupart des politiques économiques formulées dans le cadre du programme américain.
 

Propos recueillis par David Zygas, avocat counsel, August Debouzy Bureau Bruxelles

Explorez notre collection de documents PDF et enrichissez vos connaissances dès maintenant !
[[ typeof errors.company === 'string' ? errors.company : errors.company[0] ]]
[[ typeof errors.email === 'string' ? errors.email : errors.email[0] ]]
L'email a été ajouté correctement