Article Droit européen | 20/09/24 | 14 min. | Marc Mossé David Zygas
Entrée en vigueur du règlement organisant le transfert partiel de la compétence préjudicielle de la Cour vers le Tribunal et l’extension du mécanisme d’admission préalable des pourvois
Selon les statistiques de la Cour de justice (la Cour), le nombre d’affaires préjudicielles pendantes et la durée moyenne de leur traitement augmentent. Cette évolution s’est accompagnée d’un accroissement de la complexité et de la sensibilité des affaires portant notamment sur des questions de nature constitutionnelle ou liées aux droits fondamentaux[1]. Il a donc été décidé d’alléger la charge de travail de la Cour dans le domaine préjudiciel. D’une part, il est de l’essence même de la procédure de question préjudicielle que les affaires soient traitées rapidement afin de permettre aux juridictions nationales de garantir le droit à un recours effectif. D’autre part, il importe de permettre à la Cour de se concentrer sur sa mission de protection et de renforcement de l’unité et de la cohérence du droit de l’Union.
Le règlement 2024/2019 du Parlement européen et du Conseil du 11 avril 2024 modifiant le protocole n° 3 sur le statut de la Cour de justice de l’Union européenne[2] (le Règlement) a été adopté à cette fin. Celui-ci prévoit, un transfert partiel de la compétence préjudicielle de la Cour au Tribunal de l’Union européenne (le Tribunal) et une extension du mécanisme d’admission préalable des pourvois.
Transfert partiel de la compétence préjudicielle – Le transfert partiel de compétences vers le Tribunal devrait ainsi permettre à la Cour de consacrer davantage de temps et de ressources à l’examen des demandes de décision préjudicielle les plus complexes et les plus sensibles et de renforcer le dialogue avec les juridictions nationales. On pense ici, en particulier, à la possibilité d’utiliser le mécanisme prévu à l’article 101 du règlement de procédure de la Cour qui lui permet de demander des éclaircissements à une juridiction de renvoi[3].
Pour des raisons de sécurité juridique, il convenait que les matières pour lesquelles la compétence est attribuée au Tribunal soient clairement circonscrites et suffisamment détachables des autres matières. Il était également important que ce transfert opère un réel effet sur la charge de travail de la Cour. Sur cette base, le Règlement prévoit que des « matières spécifiques », entendues au sens de l’article 256, paragraphe 3, premier alinéa du TFUE[4], soient transférées au Tribunal. Il s’agit des matières suivantes :
Ces matières représentent aujourd’hui 20% des renvois préjudiciels portés devant la Cour et elles bénéficient déjà d’une jurisprudence fournie.
Pour des raisons de sécurité juridique et de célérité, le choix a été fait d’un aiguillage simplifié entre le Tribunal et la Cour. En effet, toute demande continuera d’être introduite devant la Cour qui, sur la base de son règlement de procédure, décidera si la demande doit être transmise au Tribunal. La Cour ou le Tribunal devront brièvement exposer les raisons pour lesquelles ils sont compétents et ils pourront se renvoyer le recours en cas d’incompétence. Il n’appartiendra donc pas aux juridictions nationales de renvoi de trancher la question de la juridiction compétente (Cour ou Tribunal).
La Cour restera compétente lorsque la demande de décision préjudicielle soulève des questions indépendantes d’interprétation du droit primaire, du droit international public, des principes généraux de droit de l’Union ou de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (la Charte), compte tenu de la nature horizontale de celles-ci, même lorsque le cadre juridique de l’affaire au principal relève d’une ou de plusieurs des matières spécifiques. Dans cadre, le Tribunal peut dans une affaire relevant désormais de sa compétence renvoyer celle-ci à la Cour dès lors qu’elle appelle une décision de principe susceptible d’affecter l’unité ou la cohérence du droit de l’Union.
Dans un souci de bonne administration de la justice, une chambre du Tribunal de taille intermédiaire entre les chambres à cinq juges et la grande chambre est prévue. Compte tenu des responsabilités accrues du Tribunal qui découlent du Règlement, un État membre ou une institution de l’Union qui est partie à l’instance pourra demander la convocation d’une telle chambre de taille intermédiaire lorsque le Tribunal est saisi en vertu de l’article 267 du TFUE.
Afin d’offrir les mêmes garanties que la Cour, le Tribunal se dotera aussi de dispositions procédurales équivalentes à celles appliquées par la Cour lorsqu’elle traite des demandes de question préjudicielle, notamment en ce qui concerne la désignation d’un avocat général.
Notification des demandes de décisions préjudicielle – Toutes les décisions de la juridiction d’un Etat membre qui saisit la Cour devront désormais être notifiées au Parlement européen, au Conseil et à la Banque Centrale européenne pour que ces institutions puissent déterminer s’ils ont un intérêt à agir et décider s’ils souhaitent exercer leur droit de déposer des mémoires ou des observations écrites. Cette possibilité est sans préjudice du droit d’autres institutions, organes ou organismes de déposer des mémoires ou des observations écrites lorsqu’ils ont adopté l’acte dont la validité ou l’interprétation est contestée[5].
Publication des mémoires des parties intéressées – La Cour est de plus en plus amenée à se prononcer sur des questions de nature constitutionnelle ou liées aux droits de humains et à la Charte. C’est pourquoi, le Règlement renforce la transparence de la procédure : les mémoires ou observations d’une partie intéressée seront publiés sur le site internet de la Cour dans un délai raisonnable après la clôture de l’affaire, à moins que la partie ne s’y oppose, et cette opposition sera alors publiée sur ce même site.
Extension du mécanisme d’admission préalable des pourvois – Les statistiques de la Cour montrent qu’un nombre élevé de pourvois est introduit à l’encontre des décisions du Tribunal.
La Cour était certes déjà dotée d’un mécanisme d’admission préalable des pourvois dans des affaires ayant bénéficié d’un double examen par une chambre de recours indépendante (mentionnée à l’article 58 bis du statut de la Cour) puis par le Tribunal[6].
Le mécanisme mis en place implique que, dans certaines affaires, le pourvoi est accompagné d’une demande d’admission du pourvoi dans laquelle la partie requérante expose, de manière claire, la question importante que soulève le pourvoi au regard de l’unité, de la cohérence ou du développement du droit de l’Union.
Le Règlement prévoit en outre une extension du mécanisme d’admission préalable des pourvois aux affaires ayant été examinées par le Tribunal et par une des six chambres de recours ajoutées aux quatre actuelles à l’article 58 bis du statut, ainsi qu’aux décisions du Tribunal portant sur une décision préalable d’une chambre de recours indépendante d’un organe ou organisme de l’Union qui, à la date du 1er mai 2019, disposait d’une telle chambre de recours mais qui n’est pas encore mentionné à l’article 58bis du statut de la Cour[7] (ces affaires auront aussi bénéficié d’un double examen, en sorte que le droit à une protection juridictionnelle effective est pleinement garanti). Cette extension s’applique également aux litiges relatifs à l’exécution de contrats comportant une clause compromissoire au sens de l’article 272 du TFUE[8], puisqu’ils n’appellent de la part du Tribunal que l’application au fond du litige du droit national auquel renvoie ladite clause[9].
Applicabilité du Règlement – Le transfert partiel de la compétence préjudicielle de la Cour au Tribunal sera applicable à partir du 1er octobre 2024, tandis que l’extension du mécanisme d’admission préalable des pourvois est applicable depuis le 1er septembre 2024.
Publication au JOUE le 12 août 2024 de quatre autres textes – Enfin, il doit être relevé que le Règlement a été publié au Journal officiel de l’Union européenne (JOUE) le 12 août 2024 en même temps que quatre autres textes mettant, inter alia, en œuvre les modifications décrites ci-dessus. Il s’agit de :
Ces quatre textes contiennent aussi des règles visant à améliorer, simplifier et moderniser la manière dont la Cour et le Tribunal traitent les affaires portées devant eux.
[1] Communiqué de presse n° 125/24 du 12 août 2024 : https://curia.europa.eu/jcms/upload/docs/application/pdf/2024-08/cp240125fr.pdf
[3] Considérant 3 du Règlement.
[4] L’article 256, paragraphe 3, premier alinéa, du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) énonce que : « Le Tribunal est compétent pour connaître des questions préjudicielles, soumises en vertu de l'article 267, dans des matières spécifiques déterminées par le statut ».
[5] Considérant 26 du Règlement.
[7] L’article 58bis d du statut énonce que : « L’examen des pourvois formés contre les décisions du Tribunal portant sur une décision d’une chambre de recours indépendante de l’un des offices et agences de l’Union mentionnés ci-après est subordonné à leur admission préalable par la Cour de justice :
a) l’Office de l’Union européenne pour la propriété intellectuelle ;
b) l’Office communautaire des variétés végétales ;
c) l’Agence européenne des produits chimiques ;
d) l’Agence de l’Union européenne pour la sécurité aérienne ».
L’article 58bis modifié par le Règlement ajoute les organismes suivants :
« e) l’Agence de l’Union européenne pour la coopération des régulateurs de l’énergie;
f) le Conseil de résolution unique;
g) l’Autorité bancaire européenne;
h) l’Autorité européenne des marchés financiers;
i) l’Autorité européenne des assurances et des pensions professionnelles;
j) l’Agence de l’Union européenne pour les chemins de fer ».
[8] L’article 272 du TFUE énonce que : « La Cour de justice de l'Union européenne est compétente pour statuer en vertu d'une clause compromissoire contenue dans un contrat de droit public ou de droit privé passé par l'Union ou pour son compte ».
[9] Considérant 24 du Règlement.
[11] https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=OJ:L_202402094 ; Voir le Communiqué de presse n° 126/24 du 30 août 2024 : https://curia.europa.eu/jcms/upload/docs/application/pdf/2024-08/cp240126fr.pdf