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Adoption de la proposition de loi sur le devoir de vigilance : de nouveaux risques pour les grandes entreprises françaises

Article Immobilier et Construction Droit de l’environnement Droit public et commande publique | 10/03/17 | 9 min. | Vincent Brenot

Après la loi Sapin II du 9 décembre 2016, qui oblige les entreprises à prévenir les risques de corruption sous le contrôle de la nouvelle Agence française anticorruption, l’Assemblée nationale est allée plus loin en adoptant définitivement, le 21 février 2017, la proposition de loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre. Cette loi a pour objet d’imposer aux plus grandes entreprises françaises l’élaboration et la mise en œuvre d’un « plan de vigilance » destiné à prévenir les atteintes envers les droits de l’homme, la santé, la sécurité des personnes et l’environnement, tant en France qu’à l’étranger.

Saisi le 23 février 2017, le Conseil constitutionnel devra se prononcer au plus tard le 23 mars 2017 sur la conformité de cette loi à la constitution.

En créant des obligations juridiques à la charge des entreprises, cette proposition de loi opère un changement de paradigme en matière de RSE (1). Concrètement, cette proposition de loi s’articule autour d’un volet préventif, qui repose sur l’obligation d’établir un plan de vigilance (2), et d’un volet répressif, dont les sanctions comprennent la réparation des dommages et/ou le paiement d’une amende civile (3). Cette loi étant d’application immédiate, les grandes entreprises françaises devraient au plus vite adapter leurs activités pour se prémunir contre les contentieux à venir (4).


1. La proposition de loi opère un changement de paradigme en matière de RSE

Cette proposition de loi est une réaction législative à la médiatisation de plusieurs drames survenus à l’étranger, dont l’effondrement du Rana Plaza au Bangladesh en avril 2013 qui avait fait plus de mille morts. L’exposé des motifs précise que son ambition est de responsabiliser les plus grosses entreprises françaises en intégrant les principes directeurs de l’OCDE à l’attention des multinationales ainsi que les lignes directrices de l’ONU sur l’entreprise et les droits de l’homme. Il s’agit pour ses promoteurs de « franchir un pas supplémentaire en passant des intentions aux actes ».

Le texte entend modifier la logique actuelle en créant de véritables obligations juridiques contraignantes à la charge des sociétés-mères et des entreprises donneuses d’ordre, « là où n’existe pour le moment qu’une obligation morale laissée à l’initiative des dirigeants de bonne volonté (soft law) et une obligation de reporting (article L. 225-102-1 du code de commerce [le rapport de gestion doit notamment présenter les conséquences sociales et environnementales de l’activité de l’entreprise] ».

Le principe actuel est en effet celui de l’autonomie juridique des personnes morales. Ce principe signifie que, sauf exception, une société n’est responsable que de ses propres agissements. Si le droit français connaît déjà certaines exceptions à ce principe, elles demeurent limitées (ex. : responsabilité de la société-mère en cas d’immixtion fautive dans la gestion de sa filiale, cf. notamment Cass. com. 3 février 2015, pourvoi n° 13-24.895 ou, sous certaines conditions, s’agissant des dommages environnementaux causés par une de ses filiales, cf. loi n°2010-788 du 12 juillet 2010 portant engagement national pour l'environnement dite loi « Grenelle II »).

Or la proposition de loi procède d’une philosophie inverse : les sociétés-mères et les entreprises donneuses d’ordre seront personnellement responsables en cas d’atteinte aux droits humains, aux libertés fondamentales, à la santé ou à la sécurité des personnes ainsi que l’environnement, résultant des activités de la société, de ses filiales ou de ses partenaires, y compris ceux situés à l’étranger.


2. Le volet préventif de la loi : la nouvelle obligation d’établissement et de publication d’un plan de vigilance pour les plus grandes entreprises françaises

2.1. Champ d’application

L’obligation d’établir un plan de vigilance s’appliquera, dès l’exercice en cours au jour de la publication de la loi, aux sociétés comprenant en leur sein et dans leurs filiales directes ou indirectes au moins 5.000 salariés lorsque leur siège social est en France ou au moins 10.000 salariés en leur sein et dans leurs filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français ou à l’étranger. La condition d’effectif doit être remplie à la clôture de deux exercices consécutifs.

2.2. Le contenu du plan de vigilance

La version finale de la proposition de loi détaille le contenu du plan de vigilance, ce que ne faisait pas la version initiale. Les députés ont en effet voulu que le texte soit d’application directe et ainsi éviter que l’adoption d’un décret pris en Conseil d’État - auquel il est pourtant toujours fait référence - ne retarde ou n’assouplisse les conditions de présentation et d’application du nouveau devoir de vigilance.

Le nouvel article L. 225-102-4-I du code de commerce détaille les « mesures de vigilance raisonnable propres à identifier les risques et à prévenir les atteintes graves envers les humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l’environnement ». Les mesures devant figurer dans le plan de vigilance sont les suivantes :

- une cartographie des risques ;
- des procédures d’évaluation des filiales, des sous-traitants ou fournisseurs avec lesquels est entretenue une relation commerciale établie ;
- des actions adaptées d’atténuation des risques ou de prévention des atteintes graves ;
- un mécanisme d’alerte et de recueil des signalements de tels risques ; et
- un dispositif de suivi et d’évaluation de ces mesures.

2.3. Les entreprises concernées par la mise en œuvre du plan de vigilance

Les mesures mises en place dans le plan doivent englober non seulement la société mère elle-même mais aussi les sociétés qu’elle contrôle. Le plan devra également être mis en œuvre chez les sous-traitants et fournisseurs avec lesquels est entretenue « une relation commerciale établie ».

Cette dernière disposition est critiquable tant d’un point de vue conceptuel qu’en raison des contraintes pratiques qu’elle induit, les sous-traitants et fournisseurs étant en effet des entreprises autonomes dont les établissements sont en tout ou partie situés à l’étranger, voire éclatés dans plusieurs territoires.


3. Le volet répressif de la loi : les sanctions prévues en cas de non-respect du devoir de vigilance

3.1. Le paiement d’une amende civile

Le fait de ne pas respecter les obligations relatives à l’établissement du plan de vigilance (existence et contenu) expose la société à une amende civile d’un montant maximum d’EUR 10 millions. Cette amende est prononcée par un juge, qui peut être saisi par tout intéressé après une mise en demeure restée infructueuse pendant trois mois.

En cas d’absence de plan ou d’inexécution du plan adopté qui aurait permis d’éviter le dommage, l’entreprise défaillante s’expose à une amende majorée jusqu’à trois fois (soit EUR 30 millions), outre la réparation des préjudices proprement dits.

3.2. La réparation des préjudices

Le nouvel article L. 225-102-5 du code de commerce introduit en droit français une nouvelle source de responsabilité du fait d’autrui puisqu’il met à la charge de la société mère ou de l’entreprise donneuse d’ordre la réparation des préjudices « que l’exécution de ces obligations |du plan de vigilance] aurait permis d’éviter ».

Si l’absence de plan risque de faire présumer de manière presque irréfragable un tel manquement, son insuffisance ou sa défaillance devra en principe être prouvée par le demandeur. De son côté, le défendeur devra rapporter la preuve qu’il a effectué les diligences nécessaires, étant tenu d’une obligation de moyens et non de résultat. La jurisprudence sera néanmoins encline à alléger, voire à inverser, la charge de la preuve en la matière. Le défendeur pourrait alors être contraint de prouver qu’il s’agit d’un cas de force majeure.


4. Anticiper l’application de la nouvelle loi au sein des entreprises

4.1. La portée du texte demeure incertaine

La notion de « relation commerciale établie » est connue des entreprises françaises pour avoir fait l’objet d’une construction jurisprudentielle extensive dans le cadre du contentieux de la rupture brutale des relations commerciales établies (article L. 442-6-I-5° du code de commerce). Cette notion englobe tout type de relation précontractuelle et contractuelle, peu important qu’elle soit formalisée, dès lors que la relation est établie (cf. notamment Cass. com., 15 septembre 2009, pourvoi n° 08-19.200). Cette dernière condition est remplie dès lors que la relation est marquée par une « certaine stabilité ».

L’introduction dans la nouvelle loi d’une notion aussi large est source d’insécurité juridique pour les entreprises concernées.

4.2. La nécessaire adaptation des contrats commerciaux et de sous-traitance

Comme nous le préconisions déjà dans un flash précédent[1], il serait pertinent pour les sociétés concernées d’introduire dans les contrats conclus avec leurs fournisseurs ou sous-traitants des clauses leur permettant de mettre en œuvre les mesures prévues par le plan de vigilance sur l’ensemble de la chaîne de valeur.

Ces clauses pourraient prévoir un reporting régulier, des engagements de la part des partenaires de se conformer aux standards exigés en matière de droits de l’homme ou d’environnement ou encore la possibilité pour les sociétés soumises au devoir de vigilance de réaliser des audits dans les entreprises couvertes par le plan.

4.3. Un instrument probatoire et de communication positive

Dans les contentieux qui naîtront de l’application de cette loi, la question probatoire sera déterminante. Les débats se focaliseront en effet sur les preuves apportées par les sociétés mères et donneuses d’ordre de la mise en œuvre du plan de vigilance. Il sera donc nécessaire de documenter les actions entreprises afin de prouver sa bonne foi. Les démarches doivent être mises en œuvre au plus tôt afin de disposer du temps nécessaire pour négocier avec les fournisseurs et sous-traitants de manière sereine des avenants aux contrats en cours.

Les sociétés pourront alors se défendre en apportant la preuve du suivi sérieux et efficace de leur plan de vigilance, notamment au moyen des comptes rendus de mise en œuvre des mesures publiés dans leur rapport annuel ou, le cas échéant, des rapports des audits effectués dans les entreprises couvertes par le plan. Elles pourront ainsi démontrer l’absence de toute défaillance dans l’exécution de l’obligation de vigilance et échapper à l’engagement de leur responsabilité.

Une fois le plan de vigilance arrêté et les mesures préventives en place, ces actions pourraient être utilisées comme un instrument de communication positive et de promotion des engagements RSE des entreprises concernées. Les enjeux réputationnels prennent en effet une importance croissante aux yeux des salariés, des clients et des partenaires commerciaux.


[1] « Le devoir de vigilance des sociétés donneuses d’ordre : bientôt en droit français » publié le 03 juin 2016 par Vincent Brenot



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