Insights

En bref

L’intelligence artificielle (IA) aura officiellement 70 ans en 2026 ! Pourtant, le grand public ne s’en émeut réellement que depuis peu. Certains découvrent encore qu’ils ont toute liberté d’interroger ChatGPT, Bing Chat ou bientôt Bard en France. D’autres se sont questionnés devant l’appel à un moratoire des recherches sur l’IA lancé en mars 2023[1] par plus de 1 000 experts, dont des dirigeants comme Elon Musk et des chercheurs tels que Yoshua Bengio, l’un des grands pionniers de l’IA[2]. Le fait que Geoffrey Hinton, un autre des « Godfathers of AI »[3], ait rejoint début mai le camp des « inquiets » n’a pas aidé à apaiser les débats[4].

Nous avons donc souhaité apporter nos lumières à la compréhension de ces IA génératives dont le fort potentiel et les problématiques juridiques qu'elles soulèvent préoccupent. Vers où ce phénomène nous conduit-il ? Qu’est-ce que cela signifie pour les organisations qui l’intègrent dans leur processus de production ? Pour échanger avec vous lors du talk du 10 mai dernier, Philippe Limantour, Chief Technology Officer de Microsoft France, s’est joint à Emmanuelle Mignon et Marc Mossé, avocats d’August Debouzy.

Il y a 6 mois : le point de rupture

« Cela fait 37 ans que je travaille sur l’IA et que j’attendais ce moment. » Pour Philippe Limantour, la véritable révolution de l’IA est intervenue il y a quelques mois, avec l’émergence de l’IA générative. Il a fallu des décennies de recherches avant d’aboutir à des innovations majeures[5].

C’est avec la conférence de Dartmouth en 1956 que tout démarre : un groupe de chercheurs a l’ambition de mimer les fonctions cognitives humaines par le biais des capacités de calcul des ordinateurs. On pensait alors parvenir rapidement à un résultat.

Mais on doit attendre les années 1990 pour assister aux premières applications significatives de l’IA grâce au machine learning. Toutefois, l’hyperspécialisation des IA entraînées constituait un frein : pour chaque domaine, cas d’usages, langue utilisée, etc, il fallait entraîner un modèle à grand renfort de spécialistes.

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Puis une nette évolution est réalisée dans les années 2000 avec le deep learning[6], en augmentant la taille de ces modèles et le volume des données transmises.
Aujourd’hui, nous avons littéralement changé d’ordre de grandeur. «GPT-3 comprend 175 milliards de paramètres, précise Philippe Limantour. On peut lui poser des questions, lui demander d’extraire de l’information, de générer une vidéo ou une image... »
Ses performances, transversales, dépassent de loin celles des modèles précédents, spécialisés et juxtaposés.
Enfin ˗ innovation majeure ˗ on pilote désormais ces systèmes en langage naturel. Autrement dit, un utilisateur non spécialiste peut recourir aux IA génératives pour travailler sur n’importe quel domaine d’application car celles-ci rendent accessibles des champs de connaissance auparavant dévolus aux seuls spécialistes.
Des tests en tout genre ont ainsi foisonné dès que le grand public a pu converser avec ChatGPT en novembre 2022. Les usages se sont ensuite démultipliés avec le moteur de recherche Bing : nous avons assisté à une adoption rapide et massive. Signe d’une innovation de rupture faite pour durer selon Philippe Limantour. Mais qui interroge sur les risques dont elle est inévitablement le vecteur.

Quelques chiffres clés

11,1 milliards de dollars

montant que devrait atteindre le marché de l’IA d’ici 2024, contre 200 millions en 2015*

1 550 start-ups consacrées à l’IA dans 70 pays,

avec une levée de fonds moyenne de 22 millions de dollars par entreprise*

La productivité mondiale pourrait augmenter de 40%

D’ici 2035 grâce à l’IA*

Les risques liés aux IA génératives

Lors des phases d’apprentissage des IA, des contenus leur sont injectés massivement : des données protégées sont « aspirées » au milieu de données qui ne le sont pas. Cette « aspiration » de contenus par les IA porte-t-elle atteinte aux droits d'auteurs ? Va-t-on appliquer dans l’Union européenne une réglementation analogue à celle encadrant le data mining, qui prévoit que le minage de contenus est susceptible de relever de l’exception des droits d’auteur ? Si les auteurs disposent toutefois d’un droit d’opting out[7], comment les plateformes vont-elles mettre en œuvre cette possibilité ?

Lors de la phase de génération de contenus cette fois, la question se pose de savoir qui va porter la responsabilité d’une utilisation des IA à des fins de contrefaçon : l’entreprise à l’origine des modèles, celle qui les intègre à ses processus de production, l’utilisateur final ? Quelles obligations mettre à la charge des acteurs économiques en termes de suivi, de contrôle et de certification des outils ?

On peut également s’interroger sur le risque d’exposition des IA génératives à des attaques cyber par injection de contenus biaisés au moment de leur phase d’entraînement par exemple.

Autre sujet de débat, on constate qu’il est déjà difficile d’identifier un contenu produit par une IA d’un contenu qui ne l’est pas. Existe-t-il des techniques d’insertion de filigranes fiables ?

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La régulation prévue par l’Union européenne

Un projet de règlement sur l’IA est actuellement en cours de discussion au sein de l’Union européenne. Celle-ci, soucieuse de faciliter l’innovation tout en protégeant la société, a choisi une approche de régulation graduée selon les risques : les applications d’IA sont classées selon leur niveau de risque ; les règles juridiques varient en fonction de cette hiérarchie[8] qui sera d’ailleurs évolutive.

Sur les questions de responsabilité liée aux modèles d’IA, Marc Mossé nous a précisé qu’une proposition de directive est également en cours d’élaboration, notamment en matière de présomption de causalité ou d’accès à la preuve afin de faciliter l’indemnisation des victimes. Notons que les catégories déterminées par le projet de règlement sont intégrées à la rédaction de la directive.

D’autres problématiques ont été soulevées lors de notre talk comme les IA et leurs réelles capacités cognitives, les contrôles et mesures de sécurité intégrés par certaines entreprises dans leurs outils, les modèles qui sont en passe de se distinguer sur le marché ou les nouvelles ruptures technologiques que nous allons vivre.
 


[1]Largement relayé par la presse comme https://www.courrierinternational.com/article/gpt-4-un-millier-d-experts-de-la-tech-demandent-un-moratoire-sur-la-recherche-en-ia ou https://www.liberation.fr/economie/economie-numerique/lintelligence-artificielle-risque-majeur-pour-lhumanite-une-petition-mondiale-reclame-un-moratoire-de-six-mois-20230330_FCER5AORZBATBFQPZAMNNGCVD4/

[2]Yoshua Bengio, Ralentir le développement des systèmes d’IA passant le test de Turing, avril 2023, https://yoshuabengio.org/fr/2023/04/05/ralentir-le-developpement-des-systemes-dia-passant-le-test-de-turing/

[3]Le troisième étant le français Yann LeCun. Tous trois ont reçu en 2018 le Prix A.M. Turing, « Nobel de l’informatique », pour leurs travaux sur l’IA. Yann Lecun fait, lui, partie des optimistes : https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/05/04/sur-l-intelligence-artificielle-l-opposition-entre-les-pessimistes-et-les-optimistes-est-simpliste-voire-dangereuse_6171999_3232.html

[4]Cf. la chronique d’Alexandre Piquard, Sur l’intelligence artificielle, l’opposition entre les pessimistes et les optimistes est simpliste, voire dangereuse, Le Monde, mai 2023, https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/05/04/sur-l-intelligence-artificielle-l-opposition-entre-les-pessimistes-et-les-optimistes-est-simpliste-voire-dangereuse_6171999_3232.html

          [5]Cf. la vidéo des Echos, L'histoire de l'intelligence artificielle en 7 dates clefs, https://www.lesechos.fr/tech-medias/intelligence-artificielle/video-lhistoire-de-lintelligence-artificielle-en-7-dates-clefs-1941688

[6]Comment le « deep learning » révolutionne l'intelligence artificielle, Les Echos, juillet 2015, https://www.lemonde.fr/pixels/article/2015/07/24/comment-le-deep-learning-revolutionne-l-intelligence-artificielle_4695929_4408996.html

[7] Le droit de ne pas consentir à l’aspiration de leurs données à des fins d’entraînement des modèles, par analogie avec le data mining.
 

[8] Brunessan Bertrand, La régulation européenne de l’intelligence artificielle, mars 2023,

 https://www.inshs.cnrs.fr/fr/cnrsinfo/la-regulation-europeenne-de-lintelligence-artificielle
[*] https://experiences.microsoft.fr/articles/intelligence-artificielle/ia-chiffres-cles/