Article Private Equity Corporate - M&A | 10/04/20 | 9 min. | Julien Aucomte Virginie Desbois Coralie Foucault
Face à la crise sanitaire, économique et sociale actuelle, la tentation des acteurs du private equity d’accroitre leur intervention auprès des dirigeants des sociétés de leurs portefeuilles peut s’avérer importante. Si cette intervention répond à la volonté légitime des investisseurs d’assister leurs participations dans la gestion de cette crise inédite, face à des dirigeants confrontés à un haut niveau de pression, ne souhaitant pas agir en solitaire et en demande d’aide de leurs actionnaires, elle doit pour autant être bien appréciée et encadrée afin d’éviter les conséquences attachées à une qualification de gestion de fait.
A ce titre, diverses mesures d'assistance sont en effet proposées par les investisseurs aux dirigeants de leurs participations, que ce soit dans ou en dehors du cadre d’une convention de prestation de services. Ces mesures peuvent aller de la remontée très régulière d’informations sur la situation quotidienne des participations et les difficultés rencontrées, ou la mise à la disposition des participations d’experts et conseils internes et externes des investisseurs (lesquels peuvent le cas échéant servir d’interface avec les autorités) afin d’évaluer et choisir les dispositifs gouvernementaux les plus adaptés à leur situation, à des mesures plus interventionnistes, telles que la fourniture de conseils sur les bonnes pratiques à suivre, la mise en place de projection et suivi en terme de trésorerie, de recours au crédit, au refinancement ou encore sur la gestion de leurs relations avec les fournisseurs, clients et salariés.
En « situation normale », les investisseurs bénéficient déjà la plupart du temps de droits de gouvernance mis en place par la documentation juridique d’investissement. Ces droits, qui consistent très souvent en un droit d’information renforcé relative à la gestion de la société, associé à un droit de représentation au sein de l’organe collectif de surveillance et d’autorisation préalable d’un certain nombre d’opérations, restreignent les pouvoirs de gestion et ainsi l’autonomie des dirigeants. En fonction de leur étendue, le risque pour l’investisseur de se voir qualifier de dirigeant de fait est ainsi déjà présent.
En conséquence, dans les circonstances actuelles et en fonction de leur importance, les mesures d’assistance proposées aux participations, lesquelles s’ajoutent aux dispositifs de contrôle existants, augmentent en pratique le risque d’immixtion des investisseurs dans la gestion de leurs participations et ainsi le risque de gestion de fait.
En l’absence de définition légale, la notion de gestion de fait, suggérée par la doctrine et développée par les juges du fond, se caractérise par deux critères cumulatifs : (i) l'existence d'un acte positif de gestion, d'une part, et (ii) l’exercice d’une activité de gestion par le dirigeant de fait de manière indépendante et en toute liberté, d'autre part.
La gestion d'une société doit en effet être assurée par ses dirigeants de droit, régulièrement désignés par les organes sociaux et seuls habilités à gérer, représenter et engager la société. Toute personne qui, sans être juridiquement investie des fonctions de dirigeant, s'immiscerait dans la gestion, l'administration ou la direction d’une société, en agissant de façon occulte ou de manière apparente, en lieu et place des dirigeants de droit, serait qualifiée de dirigeant de fait.
Concrètement, les tribunaux s’appuient sur un faisceau d’indices pour déterminer l’existence d’une immixtion dans les affaires de la société par ces personnes et ainsi d’une direction de fait, laquelle ne se présume pas[1]. La prise d'une simple mesure conservatoire ou d'une mesure ponctuelle ou isolée ne saurait emporter cette qualification.
Or, la qualification de dirigeant de fait a des conséquences lourdes en pratique. En effet, tout comme les dirigeants de droit, la responsabilité encourue par les dirigeants de fait peut être de nature civile (en dehors de toute procédure collective, ou dans ce cadre[2]), pénale (avec une assimilation au dirigeant de droit pour la plupart des infractions), sociale (sur le fondement par exemple du co-emploi, même si les conditions posées par la jurisprudence pour une telle qualification sont rigoureuses[3]) ou encore fiscale[4].
Cependant, tout en subissant les effets contraignants attachés au statut de dirigeant, le dirigeant de fait ne bénéficie pas des droits propres au statut de dirigeant de droit. Ainsi, il ne peut représenter la société à l'égard des tiers ou encore percevoir (selon les règles du droit des sociétés) une indemnisation ou une rémunération pour sa gestion. Par ailleurs, s’agissant de la responsabilité civile du dirigeant de fait, l’action sera soumise au droit commun. Ainsi, le représentant légal de la société, les actionnaires et les tiers (tels que les partenaires contractuels et commerciaux) pourront rechercher la responsabilité du dirigeant de fait sous réserve de la démonstration d’un préjudice propre[5] et d’un lien de causalité. A ce titre, le dirigeant de fait ne bénéficiera pas de la prescription abrégée de 3 ans applicable aux actions en responsabilité sur le fondement du droit des sociétés. Concernant la condition de « faute détachable des fonctions » dont la démonstration est requise d’un tiers afin de pouvoir engager la responsabilité personnelle du dirigeant de droit, la question de son application à l’action du tiers à l’encontre du dirigeant de fait n’est pas clairement réglée.
Pour toutes ces raisons, il ne peut être que conseillé aux investisseurs, accroissant en cette période mouvementée leur présence et assistance au sein de leurs participations, à faire preuve de gradation et de mesure dans le cadre de leur intervention. En aucun cas, les dirigeants de droit ne doivent être dessaisis de la gestion de la crise actuelle au sein de leur société ou de leur autonomie habituelle de gestion.
A cet égard, les recommandations suivantes pourraient notamment être suivies :
En conclusion, il conviendra de trouver à tout moment le bon équilibre entre (i) d’une part, la légitime (et souvent demandée) assistance que les fonds d'investissement souhaitent apporter à leurs participations dans le but d’assurer leur pérennité et de limiter les conséquences induites par la crise que nous affrontons et (ii) d’autre part, la nécessité d’une gestion indépendante par les dirigeants de ces participations.
[1] Constituent ainsi des actes de direction de fait : des investisseurs qui ne se sont pas bornés à procéder à des recherches techniques ou à trouver des solutions de restructuration financière mais, dépassant une intervention à titre de conseil, ont exercé un pouvoir de direction en plaçant le conseil d’administration dans un état de dépendance, en soumettant ses décisions aux résultats de leurs recherches et de leurs avis (Cass. Com., 6 février 2001, n° 98-15.129) ou encore les actes de l’associé majoritaire, qui disposait au quotidien d’un pouvoir de contrôle sur le fonctionnement de la société et les décisions de la gérance en co-signant tous les règlements et transactions bancaires de la société (CA Paris, 24 janvier 2017, n°16/03136). A contrario, donner un simple avis consultatif ou exercer une influence au sein de l'assemblée générale de la société ne sont pas des éléments suffisants pour qualifier une situation de gestion de fait.
[2] Si sa faute de gestion contribue à l'insuffisance d'actif. Par ailleurs, un dirigeant de fait peut se voir étendre la procédure collective ouverte à l'encontre du débiteur, sur le terrain de la fictivité de la personne morale ou de la confusion de patrimoines, et/ou se voir infliger des sanctions personnelles.
[3] En tout état de cause, il existe un courant jurisprudentiel en faveur de la possibilité, sur le fondement de la responsabilité délictuelle de droit commun, pour un salarié d’engager la responsabilité de l’actionnaire qui s’est immiscé dans la gestion de son employeur (société dans laquelle l’actionnaire détient une participation) et qui par sa faute a contribué à la réalisation du préjudice subi par le salarié (souvent la perte de son emploi).
[4] Par exemple, le dirigeant de fait peut être déclaré solidairement tenu du paiement des dettes fiscales s'il est responsable de manœuvres frauduleuses ou d'inobservations graves et répétées aux obligations fiscales.
[5] Les actionnaires ne disposent de l’action ut singuli qui leur permet d’agir au nom de la société à l’égard du dirigeant de fait.