
Article Droit de la propriété intellectuelle, média et art | 01/04/22 | 11 min. | Grégoire Desrousseaux Lionel Martin Océane Millon de La Verteville
Commentaire de Cass. Com. 26 janv. 2022, 20-16.425, San-Ei Gen FFI Inc. & Glyn O Phillips-San Ei Gen Hydrocolloids Research Limited c. Nexira
Dans les actions en contrefaçon, il est fréquent que le défendeur forme une demande reconventionnelle pour procédure abusive, et tout aussi fréquent qu’il en soit débouté. Le rejet de ce type de demande se fait généralement aux motifs que le demandeur peut se méprendre sur la portée de ses droits et que le simple exercice d’une action en justice n’est pas abusif.
La procédure abusive n’est accueillie que dans de très rares cas, lorsque le demandeur ne pouvait se tromper sur l’absence de chances de succès de ses prétentions. L’affaire ayant donné lieu à l’arrêt de la Cour de cassation du 26 janvier 2022 fait partie de ces rares cas. Cette affaire est inhabituelle à plusieurs titres et c’est sans doute en raison de ses spécificités que la cour d’appel de Rouen, suivie par la chambre commerciale de la Cour de cassation, a retenu l’abus du droit d’agir en contrefaçon. On peut néanmoins regretter que la motivation de l’arrêt de la Cour de cassation, par sa généralité, semble faire fi du principe primordial selon lequel foi est due au titre et de la jurisprudence établie selon laquelle le demandeur peut se méprendre sur la portée de ses droits. Espérons que cet arrêt, non publié au Bulletin, reste un cas isolé. Et en attendant d’en avoir le cœur net : titulaire de droits, restez sur vos gardes !
Rappelons tout d’abord les faits :
Or, ces deux éléments – caractère professionnel du breveté et le fait que le défendeur expose son argumentation sur la nullité du brevet dans le cadre des discussions pré-contentieuses – sont relativement fréquents dans les affaires de contrefaçon. Sortis de leur contexte, ils pourraient donc concerner de nombreuses affaires.
La motivation de la Cour de cassation selon laquelle le grief de nullité pour extension n’avait pu échapper aux brevetés, laisse songeur.
Doit-on comprendre qu’en l’espèce le motif d’extension était tellement évident qu’il n’a pas pu échapper au titulaire mais que, s’il s’était s’agit d’un autre motif d’extension, moins évident, il n’y aurait pas eu d’abus ?
Cette première interprétation aurait le mérite de circonscrire cette décision à un cas isolé. Néanmoins, il résulte de la procédure d’examen du brevet en cause que le grief de l’extension du fait d’une caractéristique particulière n’était pas si scandaleux puisqu’il a été spécifiquement discuté lors de l’examen devant l’OEB qui a alors consciemment délivré le brevet avec la caractéristique finalement considérée par le tribunal français comme rajoutée à tort. [8]
Faut-il plutôt comprendre que, de manière générale, les titulaires de droit « professionnels » du secteur de leur brevet sont présumés connaître la nullité de leur titre lorsque celle-ci relève de l’extension de l’objet du brevet au-delà du contenu de la demande ?
Cette seconde interprétation nous paraîtrait quant à elle excessive, pour ne pas dire choquante. Elle reviendrait en effet à considérer comme abusive toute action en contrefaçon lancée sur la base d’un brevet subséquemment annulé pour extension de son objet au-delà du contenu de la demande. Elle reviendrait finalement à faire fi du principe primordial selon lequel foi est due au titre et à la jurisprudence établie selon laquelle le demandeur peut se méprendre sur la portée de ses droits. On peine à croire qu’il suffirait pour le défendeur d’invoquer la nullité pour que l’action en contrefaçon soit abusive si l’argument de nullité est accepté par le tribunal…
Pour conclure, étant donnés d’une part la particularité des faits d’espèce, d’autre part le fait que la demande en procédure abusive a été portée devant des juges non spécialisés en propriété intellectuelle, et enfin le fait que la Cour de cassation n’ait pas jugé utile de le publier au Bulletin, on peut espérer que cet arrêt reste un cas isolé.
Cependant, en attendant d’en avoir le cœur net, on ne peut que recommander aux titulaires de droits de rester sur leurs gardes.
Dans cette optique, l’arrêt s’appuie notamment sur l’existence de pourparlers au cours desquels le motif de nullité avait été évoqué entre les parties. Dès lors, outre la prudence globale à laquelle invite cet arrêt, on peut s’interroger sur l’opportunité d’encadrer de tels pourparlers par un accord de confidentialité préalable.
[1] TGI Paris 3.4. Ord. JME, 19 décembre 2013, RG13/03515
[2] TGI Paris 3.4., 28 mai 2015, RG12/11963
[3] CA Rouen, Ch. civile et commerciale, 12 mars 2020, RG18/00137
[4] Cass. Com. 26 janv. 2022, 20-16.425, San-Ei Gen FFI Inc. & Glyn O Phillips-San Ei Gen Hydrocolloids Research Limited c. Nexira, disponible ici : https://www.courdecassation.fr/decision/61f0f23f7743e3330ccf07b2
[5] Elle l’avait d’ailleurs fait devant le JME avant de retirer sa demande, cf. TJ Paris 3.4, ord. JME, 19 déc. 2013, RG 13/03515
[6] CA Rouen, Ch. civile et commerciale, 12 mars 2020, RG18/00137
[7] Seul 3000€ de frais d’avocat ont été retranché au quantum demandé, car ce montant avait été couvert par une condamnation préalable au titre de l’article 700 dans le cadre d’un incident tranché par le juge de la mise en état, CA Rouen, Ch. civile et commerciale, 12 mars 2020, RG18/00137. Mais la cour d’appel n’a pas tenu compte des sommes perçues par Nexira au titre de l’article 700 devant le juge de la contrefaçon. On remarque aussi que devant le tribunal de commerce, les demandes (360 941,61 €) visaient les frais d’avocats pour les actions en nullité et en contrefaçon ; en appel, Nexira semble avoir limité ses demandes aux frais d’avocats liés à l’action en contrefaçon.
[8] Le problème d’extension de l’objet relatif à un intervalle spécifique du rayon de giration RMS, la caractéristique litigieuse, avait en effet été retenu comme motif de rejet de la demande dans trois lettres officielles consécutives devant l’OEB (le 12 janvier 2009, 20 juillet 2009 et le 14 septembre 2009). Mais il semble que l’examinateur qui avait émis ces lettres officielles a été convaincu par la réponse et les modifications supplémentaires rajoutées par le titulaire, puisque ce même examinateur signe, avec sa division d’examen, la délivrance du brevet qui sera ultérieurement annulé.