
Article Droit européen | 02/09/25 | 6 min. | Pierre Sellal
1. Quelle est la portée juridique des annonces faites le 27 juillet en Ecosse ?
L’entente dégagée le 27 juillet entre le président des Etats-Unis et la présidente de la Commission européenne ne constitue pas un accord commercial bilatéral au sens traditionnel, qui aurait une valeur juridique contraignante après l’accomplissement par chacune des parties des procédures d’approbation requises par leur droit interne respectif. Il s’agit plutôt d’un ensemble d’engagements unilatéraux ou croisés souscrits par l’une et l’autre des parties.
Ces engagements sont à présent récapitulés dans un document mis au point postérieurement à la rencontre de Turnberry et publié le 21 août sous le titre de « Framework on an Agreement on Reciprocal, Fair, and Balanced Trade ('Framework Agreement'). Ce « framework » ne constitue pas lui-même un accord juridiquement contraignant. Mais il marque, d’un point de vue politique, une reconnaissance par l’UE des « préoccupations » américaines relatives aux « déséquilibres commerciaux » et il contient des promesses de mesures ou des intentions qui devront se traduire par des actes juridiques de la part de l’UE, comme de celle de l’administration américaine sur la partie tarifaire.
2. Comment sera mise en œuvre la décision américaine d’appliquer un droit de douane de 15 % sur les biens exportés aux Etats-Unis par l’Europe ?
L’administration américaine exprime son intention d’appliquer « promptement » cette décision dès lors que l’Union, de son côté aurait adopté une législation éliminant les droits de douane sur tous les biens industriels exportés par les Etats-Unis vers l’Europe, et assuré un traitement préférentiel pour les exportations américaines d’une série de produits de la mer et de denrées agricoles. C’est pourquoi la Commission européenne a soumis au Conseil et au Parlement européen, le 28 août, une proposition législative en ce sens. Son adoption est ainsi une condition préalable à la réalisation de la promesse américaine, en particulier la réduction à 15 % de la taxe applicable aujourd’hui aux exportations européennes d’automobiles, aujourd’hui 27,5%.
La non-réciprocité entre les droits applicables (taux 0 pour les exportations vers l’UE, 15 % , sauf exceptions sectorielles comme les composants aéronautiques ou les médicaments génériques) et le caractère successif de la mise en œuvre des engagements respectifs ont alimenté les critiques relatives au caractère déséquilibré de l’accord du 27 juillet. Celles-ci sont susceptibles de retarder l’adoption des mesures préférentielles soumises par la Commission, notamment du côté du Parlement européen, et de différer d’autant les décisions attendues du côté américain.
3. Les engagements pris par l’Union au bénéfice des Etats-Unis sont-ils compatibles avec les obligations juridiques de l’UE ?
Des doutes sérieux ont été soulevés quant à la conformité de l’entente du 27 juillet avec les règles de l’OMC. Celles-ci autorisent des parties à conclure entre elles des accords bilatéraux de libre-échange, mais précisément, les engagements « réciproques » de Turnberry ne constituent pas, juridiquement, un tel accord. Les principes fondateurs de l’OMC, la règle de la Nation la plus favorisée et la non-discrimination, apparaissent malmenés, même si la Commission s’efforce de s’en défendre. Par ailleurs, l’Union européenne pourrait faire l’objet de demandes reconventionnelles de la part de pays avec lesquels elle avait conclu au cours des dernières années des accords de libre échange et de partenariat économique, qui seraient désormais moins bien traités que les Etats-Unis, notamment pour leurs exportations vers l’UE de biens industriels.
4. Quelle est la portée juridique des engagements que prendrait l’UE en matière d’achats de produits énergétiques américains (à hauteur de 750 milliards de dollars d’ici 2028) et d’investissements « additionnels » aux Etats-Unis pour un montant de 600 milliards de dollars ?
La Commission avait fait valoir au lendemain de la rencontre de Turnberry que ces annonces relevaient de déclaration d’intention et non d’engagements juridiques. On voit mal en toute hypothèse quelle serait la base juridique par laquelle l’UE pourrait formaliser de tels engagements et en imposer la réalisation, s’agissant d’investissements ou d’achats effectués par les entreprises européennes.
Toutefois, le président Trump a réagi à ces tentatives de relativisation ou d’édulcoration de la part de la Commission en menaçant de revenir à des droits de douane supérieurs à 15 % en cas de « manquement » de la part de l’UE par rapport à des engagements qu’il estime faire partie intégrante de l’« accord » conclu le 27 juillet.
4. L’UE, par la voie de la Commission, a souscrit à une série d’engagements politiques additionnels délicats à mettre en œuvre et qui, de ce fait, pourraient fragiliser sa position vis-à-vis de l’administration américaine.
Ces engagements concernent notamment :
- l’assurance que les directives CSRD et CSDDD ne créeront pas des « restrictions indues » pour le commerce transatlantique ;
- la création de flexibilités supplémentaires au bénéfice des petites et moyennes entreprises américaines dans l’application du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières ;
- l’engagement de l’UE de ne pas « maintenir ou adopter » de droits d’usage des réseaux de télécommunications ;
- la recherche d’une exonération des industries américaines du règlement européen relatif à la déforestation ;
- l’engagement de discussions au sujet des barrières non tarifaires affectant les exportations de produits alimentaires et agricoles.
Il s’agit de sujets sensibles, qui appelleront des ajustements de la régulation applicable ; selon un calendrier difficile à anticiper.
5. L’application de la législation et de la régulation européennes pour les services numériques demeure un enjeu politique important.
La Commission avait souligné, au lendemain de l’accord du 27 juillet, que celui-ci ne concernait en rien la régulation numérique et que l’UE avait intégralement préservé son autonomie de décision dans ce domaine. De fait, le Framework publié le 21 août ne comporte pas d’éléments à ce sujet. Toutefois, dès le 25 août, le président Trump a menacé d’imposer « des droits de douane substantiels « aux pays qui ne supprimeront pas leurs règlementations sur les marchés numériques », visant implicitement le DMA et le DSA européens.
Eu égard à la fermeté exprimée jusqu’ici par les institutions de l’UE et les Etats membres sur le maintien et la mise en œuvre effective de ses régulations dans ce secteur, cet enjeu représente probablement aujourd’hui le principal facteur de fragilité et d’imprévisibilité pour le cadre des relations commerciales entre l’Europe et les Etats-Unis.