Avec le conflit en Ukraine en toile de fond, la question de l'élargissement de l'Union Européenne de 27 à 35 pays s’ancre pour beaucoup dans des considérations de politique internationale et de sécurité.
Nouveaux enjeux ? Nouvelles stratégies pour l’élargissement ? Faut-il délaisser le marché et l’économie dans toutes ces réflexions nouvelles ?
Pour évoquer ces questions, Philippe Durand a reçu Pierre Sellal dans notre podcast "On the legal side."Dans cet épisode, nous abordons :
- Les élargissements successifs de l'UE depuis sa création ;
- Comment les conditions de cet élargissement évoluent avec le contexte de la guerre en Ukraine ?
- Quelles sont les difficultés posées par l'entrée des pays des Balkans dans l'UE ?
- L'impact de l'entrée de ces nouveaux pays sur l'économie française.
Cet article est la transcription de l’épisode 8, saison 2, du podcast d’August Debouzy, "On the legal side".
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« Plus on est de fous, plus on rit. » Pas sûr que cet adage soit vraiment applicable à une discussion sur l'élargissement de l'Union européenne, sujet qui ne prête pas vraiment à la légèreté avec la guerre en Ukraine en toile de fond.
Sans parler des promesses déjà faites à six pays des Balkans occidentaux : le Monténégro, la Macédoine du Nord, la Serbie, le Kosovo, la Bosnie-Herzégovine et l'Albanie. En fait, la question soulevée de l'élargissement éventuel de l'Union européenne à 35 pays, Ukraine et Moldavie incluses, s'ancre pour beaucoup dans des considérations de politique internationale et de sécurité, des considérations nouvelles qui n'ont pas nécessairement marqué les élargissements successifs depuis la naissance de l'Union européenne.
Nouveaux enjeux, nouvelles stratégies pour l'élargissement : faut-il délaisser le marché et l'économie dans toutes ces réflexions nouvelles ? »
Pour Jacques Delors, qui vient de nous quitter, l'Union européenne, c'était « la compétition qui stimule, la coopération qui renforce et la solidarité qui unit ». Depuis cette période, j'oserais dire bénie de Jacques Delors, le temps a passé. Nous nous trouvons aujourd'hui dans une situation bien différente. Historiquement, quels furent les principes fondateurs de l'Union européenne ? Et ces principes ont-ils évolué ?
Non, une grande constance prévaut dans l'esprit de ce qui était à l'origine la Communauté européenne et qui est devenue aujourd'hui l'Union européenne.
Il s'agit de la réunion d'États européens démocratiques, convaincus que la coopération économique et la solidarité, comme le disait Jacques Delors, constituent le meilleur ciment entre eux, le meilleur levier pour un développement partagé. Surtout, dans l'esprit des origines, c'était le meilleur moyen de rejeter et de se prémunir contre ce qui avait conduit aux deux conflits mondiaux.
Vous faisiez allusion tout à l'heure à une entrée graduée ou à une adhésion avec transition. Est-ce quelque chose que l'on pourrait envisager pour cet élargissement ? Ou peut-être même deux groupes : d'un côté les Balkans occidentaux, et de l'autre, l'Ukraine, la Moldavie et la Géorgie. Comment pourrait-on envisager cela ?
Tous les élargissements ont donné lieu à la mise en place de périodes dites "de transition".
Ces périodes peuvent être demandées soit par le pays candidat, qui n'est pas encore en mesure de répondre à toutes les obligations du droit européen dès son adhésion, soit par l'Union européenne elle-même. La question est de savoir s’il est possible d’aller plus loin, c'est-à-dire de définir véritablement deux catégories de membres : ceux qui appartiendraient pleinement à l'Union européenne, et ceux qui auraient un statut légèrement différent, avec l'application de certains principes et politiques, mais pas tous.
Le droit européen repose sur le principe de l'indivisibilité et de l’interdépendance des fameuses quatre libertés. Il n'est pas possible de choisir entre ces libertés. Cependant, chacun comprend bien que dans un ensemble aussi hétérogène que l'Europe à 35, tel qu'il se dessine, il sera nécessaire d'introduire des statuts quelque peu différents, avec une certaine modulation dans l'application des politiques et du droit.
Toutefois, la citoyenneté européenne est indivisible, tout comme l'appartenance aux institutions. L'expérience du Brexit nous a montré que si l'on souhaite participer au marché intérieur, il faut en accepter l'ensemble du droit européen. Si l'on n'est pas prêt à cela, on ne peut pas participer pleinement au marché intérieur.
Pierre, diriez-vous qu'intrinsèquement, l'élargissement de l'Union européenne faisait déjà partie de l'ADN de l'Union européenne dès 1958 ?
Oui, dès lors que le traité de Rome souligne que tout État européen a le droit de demander l'adhésion à la Communauté européenne, et plus tard à l'Union européenne, l'élargissement est intrinsèquement inscrit dans sa nature. C'est un processus presque naturel, car l'Europe est passée de 6 à 9 membres, puis de 9 à 10, de 10 à 12, de 12 à 15, de 15 à 25, et ainsi de suite.
En même temps, chaque élargissement revêt une importance à la fois économique et politique considérable. Chacun d'eux a eu un impact profond sur l'évolution de l'Union, tant sur le plan de son intégration économique que sur celui de ses choix politiques.
Aujourd'hui, avec la guerre en Ukraine, le contexte n’est évidemment plus le même. Devant quelle situation se retrouve-t-on ? Ne parlons pour l'instant que de l'Ukraine et de son adhésion éventuelle. Qu'est-ce qui se joue là ?
En décembre 2023, le Conseil européen a pris la décision d'ouvrir des négociations d'adhésion avec l'Ukraine et la Moldavie, et de reconnaître le statut de candidat de la Géorgie. Ce sont des décisions qui se veulent l'expression d'une solidarité politique et géostratégique avec ces pays.
Il s’agit donc de décisions d'une nature assez différente de ce que nous avions fait dans le passé. On peut considérer que la promesse d'adhésion, qui avait été faite il y a 15 ans déjà aux pays des Balkans occidentaux, avait pour objectif d'apporter de la stabilité à la région. Donc c'était déjà une logique politique. Mais avec l'Ukraine, c'est très clairement l'expression par l'Europe d'une volonté de solidarité. Nous voulons affirmer que l'Ukraine a vocation à appartenir à l'ensemble démocratique européen.
L'une des difficultés, c'est que l'Europe n'est pas forcément la mieux armée pour apporter cette solidarité géostratégique. Il y a bien dans le traité une disposition (l'article 42, paragraphe 7 du Traité) qui prévoit une solidarité entre les États membres si l'un d'entre eux fait l'objet d'une agression. Mais quels moyens concrets l'Europe pourrait-elle mettre en place si cette situation devait se présenter ? C'est une des questions ouvertes, dès lors qu’on envisage d'ouvrir les négociations et d'avoir comme État membre un pays exposé à la menace de la guerre par son voisin.
Et alors Pierre, quelles étaient traditionnellement les conditions techniques de cette procédure d'élargissement, c'est-à-dire les conditions posées pour qu'un pays puisse être candidat et devenir membre de l'Union européenne ?
C'est ce qu'on appelle les principes de conditionnalité, en fait. Il y a eu un effort de définition de ces paramètres.
En gros, il y avait trois catégories de critères. Le premier, ce sont des institutions démocratiques ; deuxièmement, c'est une économie de marché ; et troisièmement, c'est une volonté politique de reprendre l'acquis. Un pays candidat n'a pas le droit de faire le tri entre les catégories du droit européen. « Ça, je veux bien le prendre, ça je ne veux pas ». Non, il faut une volonté politique de reprendre l'intégralité de l'acquis.
Ce sont les trois grandes questions des critères dits de Copenhague, et en fonction des pays candidats, il y a une assistance plus ou moins grande en fonction de leur situation par rapport à cet objectif. Du côté français, on a toujours souhaité y ajouter un quatrième critère qui n'a jamais été totalement explicité, que nous appelions « la capacité d'absorption de l'Union ». Il ne faut pas se placer uniquement du côté du pays (est-il susceptible de devenir un État membre ?), il faut se placer également du côté de l'Union européenne : a-t-elle la capacité économique, financière, institutionnelle, politique, de faire entrer un pays candidat ?
J’aimerais évoquer l'Ukraine, et notamment l'enjeu économique. Cette question fait peur à certains car, pour être un peu trivial, l’Ukraine, c'est « un gros morceau » sur le plan économique.
Sur les plans politique et économique, il y a une grande différence entre l'Ukraine et les pays occidentaux. Tout d’abord, l'Ukraine, c'est 45 millions d'habitants ; c’est donc un défi institutionnel d’insérer l'Ukraine dans le système européen.
Mais c’est encore plus vrai sur le plan économique. D'une part, c'est une économie qui sera probablement dévastée dans ses infrastructures et ses capacités, au moment où la question concrète de l'adhésion se posera. D’autre part, les équilibres seront modifiés. Prenons un exemple : l'agriculture. Je crois que la superficie totale des terres cultivées en Ukraine correspond à peu près à l'intégralité du territoire italien. Cela donne un ordre de grandeur des difficultés auxquelles nous serons exposés lorsqu'il s'agira de faire entrer progressivement l'Ukraine dans la politique agricole commune. Pour être encore plus précis et concret : cet élargissement à venir, à règles inchangées de la politique agricole commune, signifierait que tous ceux qui sont aujourd'hui bénéficiaires nets de cette politique agricole cesseraient de l'être dès lors que l'Europe serait élargie à l'Ukraine et à la Géorgie.
J'ajoute, sur un plan économique encore plus général : si on intègre les pays des Balkans occidentaux, leur revenu moyen est inférieur à la moitié du revenu moyen européen d'aujourd'hui.
Actuellement, les deux grandes masses du budget européen sont la politique agricole commune (32-33 %) et ce qu'on appelle les dépenses de cohésion (32-33 %). Cela signifie que les nouveaux pays adhérents seraient les principaux bénéficiaires, voire même les bénéficiaires exclusifs, de ces deux politiques. Cela veut dire qu'il s'agira pour les États membres existants de ratifier, avec leurs parlements nationaux - et parfois par référendum, l’arrivée des nouveaux membres. Cela signifie donc aussi qu’ils devront accepter de se priver des ressources qu'ils tirent aujourd'hui du budget européen, sauf s'il devait y avoir un accord pour augmenter massivement le budget européen. Mais ceci nous exposera à d'autres difficultés de la part d'autres pays.
Cela laisse présager de belles discussions politiques et économiques. Pierre, si l'on se concentre sur les seuls intérêts de la France, l'élargissement de l'Union européenne à l'Ukraine va-t-il dans le sens des intérêts français ?
La France, depuis 50 ans, a une tradition de méfiance à l'égard des élargissements. On se souvient que l'adhésion de l'Espagne et du Portugal n'avait pas suscité un grand enthousiasme dans les campagnes françaises. De même, le président Mitterrand avait estimé, après la chute du mur de Berlin et la dislocation de l'Union soviétique, qu'il faudrait des décennies avant que les pays d'Europe centrale et orientale puissent rejoindre l'Union. Cette fois, je crois que le président Emmanuel Macron a eu raison de considérer que la France n'avait aucune raison de porter, une fois de plus, la responsabilité du retardement de l'élargissement. Mais est-ce que cet élargissement est de nature à renforcer économiquement la capacité et le potentiel européens ?
Je pense qu'il est légitime d'avoir des doutes. Cependant, ne pas faire ce geste et exposer l'Ukraine et d'autres pays à la menace russe ne pourrait-il pas affaiblir et compromettre le projet européen ? Je crois qu'on peut aussi répondre positivement à cette question. Il existe ce risque, et par conséquent, on ne peut pas affirmer que cet élargissement soit, par nature, nécessairement négatif pour l'ambition européenne. Cependant, encore une fois, les défis seront considérables sur les plans institutionnel, économique et financier.
C'est pourquoi ces négociations seront probablement longues, et il faudra faire preuve d'imagination pour définir des solutions à ces enjeux.
Y aurait-il des recommandations que vous souhaiteriez formuler à nos clients pour les années à venir dans le contexte de cet éventuel élargissement, même si, comme nous l'avons compris, le contexte reste encore incertain ?
Mon conseil aux négociateurs de cette affaire serait de ne pas se focaliser uniquement sur les enjeux institutionnels. C'est l'erreur que nous avions faite avant le dernier élargissement (celui de 2004-2005), ce qui nous a conduits à des réformes de traité qui se sont finalement révélées non indispensables, voire contre-productives.
La priorité doit être la redéfinition des politiques et une discussion approfondie sur l'augmentation nécessaire du budget européen pour faire face aux défis de cet élargissement. Pour nos clients, les entreprises, il est essentiel de se projeter dans un marché intérieur élargi, en comprenant bien les implications, tant en termes de concurrence que d'opportunités.
Je pense que cet élargissement pourrait survenir plus rapidement qu'on ne l’imagine, car la pression politique sera très forte. Cependant, il n'est pas imminent. L'idée d'une adhésion effective de l'Ukraine d'ici 2030 me semble extrêmement ambitieuse, voire optimiste. Néanmoins, il est crucial de se préparer à cette échéance et d'en anticiper les conséquences, notamment en matière d'investissements, de présence sur le terrain, et d'impact sur la circulation des personnes. Il faudra rester vigilant face aux évolutions à venir.