Le 27 octobre dernier, à l'occasion d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC), le Conseil constitutionnel a pour la première fois affirmé le droit des “générations futures” à vivre “dans un environnement équilibré et respectueux de la santé”.
Jusqu'alors, l'article 1 de la Charte de l'Environnement posait ce principe de manière plutôt abstraite. La décision du Conseil constitutionnel vient en préciser les contours. Alors, s'agit-il d'un simple vœu pieux ou d'une véritable révolution législative ?
Pour nous éclairer sur le sujet, Philippe Durand accueille Vincent Brenot, associé au sein de l’équipe Public Réglementaire Environnement du cabinet.
Cet article est la transcription de l’épisode 7, saison 2, du podcast d’August Debouzy, "On the legal side".
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Vendredi 27 octobre 2023, au 2 rue de Montpensier, Paris, premier arrondissement. Cette date et ce lieu pourraient marquer la naissance d'une décision majeure en matière d'environnement rendue par le Conseil constitutionnel. À l'occasion d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC), le Conseil constitutionnel a été saisi par plusieurs associations de protection de l'environnement au sujet du projet Cigéo, le futur centre d'enfouissement de déchets nucléaires hautement radioactifs prévu à Bure, dans la Meuse.
Quelle est la portée exacte de cette décision ?
Avant d'aborder les questions purement juridiques, pourrais-tu nous rappeler le contexte factuel de cette décision du Conseil constitutionnel ?
Le Conseil était saisi pour statuer sur la conformité à la Constitution d'une disposition du Code de l'environnement. Cette disposition établissait les conditions de création et d'exploitation d'un centre de stockage en couches géologiques profondes pour des déchets radioactifs, en imposant notamment une exigence de réversibilité pour ce stockage.
Pour les non-juristes qui nous lisent, il est important de préciser que, bien que le Conseil constitutionnel ait reconnu le droit des générations futures, les associations critiquant ce projet ont finalement perdu leur procès. Cependant, cela ne signifie pas pour autant que le projet est stoppé. Peux-tu expliquer ce qui peut sembler être une contradiction ?
Les associations soutenaient que le projet devait être interrompu car, selon elles, la réversibilité de l'enfouissement — c'est-à-dire le droit pour les générations futures de modifier les conditions de stockage des déchets nucléaires — n'était pas suffisamment garantie de manière pérenne et à long terme.
Cependant, le Conseil constitutionnel a jugé que les dispositions du Code de l'environnement relatives à la réversibilité étaient suffisantes. Il a estimé qu'elles permettaient, sur une durée de 100 ans, aux générations futures de décider si le système de stockage devait être maintenu en l'état ou si des modifications pouvaient être apportées.
Cette décision s'appuie sur la Charte de l'environnement, en particulier sur son article premier. Peux-tu nous éclairer sur cette Charte et sur la manière dont le Conseil constitutionnel l'intègre dans son raisonnement ?
La Charte de l'environnement est un texte adopté en 2005 et rattaché à la Constitution, mais qui a rapidement été intégré au bloc de constitutionnalité, ce qui signifie qu'elle a une valeur constitutionnelle. C'est une décision du Conseil constitutionnel qui a officialisé cette intégration dans notre système juridique. La Charte de l'environnement consacre notamment le principe du droit des générations futures à un environnement équilibré et respectueux de la santé.
Cependant, ce principe est formulé de manière relativement abstraite dans la Charte. C'est pourquoi des décisions comme celle-ci sont particulièrement intéressantes : elles permettent de mieux définir et concrétiser l'application de cette notion de « droit des générations futures ».
Justement, on pourrait avoir l'impression que le Conseil constitutionnel accorde un droit absolu aux générations futures en matière d'environnement. Mais n'est-il pas plutôt dans un exercice d'équilibrisme avec cette décision ?
Nous avons cet adage popularisé par Antoine de Saint-Exupéry, qui dit que nous ne méritons pas la terre de nos ancêtres, mais que nous l'empruntons à nos enfants. Ici, le Conseil constitutionnel applique cet adage classique, mais avec une certaine subtilité. Les sages de la rue de Montpensier cherchent à équilibrer deux impératifs : la protection de la planète, notamment sur le long terme, et la nécessité de préserver les droits des générations futures.
Cependant, il ne s'agit pas d'une protection absolue. Le Conseil constitutionnel doit aussi tenir compte des besoins des générations actuelles, notamment la nécessité impérieuse de revitaliser notre tissu industriel. Ainsi, tout en protégeant les droits des générations à venir — qui ne sont pas encore des sujets de droits mais dont les droits futurs sont anticipés —, le Conseil reconnaît également la nécessité de permettre la mise en œuvre de nouveaux projets industriels. On ne peut pas paralyser l'industrie au nom du droit des générations futures ; il s'agit de trouver un juste équilibre entre développement économique et protection de l'environnement.
Dirais-tu que cette décision du Conseil constitutionnel de fin 2023 est vraiment innovante dans sa jurisprudence ?
Elle est nouvelle dans la mesure où elle applique de manière très concrète le concept de génération future. Cependant, cette notion n'est pas entièrement inédite. On la retrouve déjà dans la jurisprudence constitutionnelle de plusieurs autres États. Par exemple, en Allemagne, la Cour constitutionnelle de Karlsruhe a rendu, il y a quelques mois, une décision similaire, affirmant que les projets actuels ne doivent pas compromettre la capacité des générations futures à répondre à leurs propres besoins. Des décisions similaires ont également été rendues en Colombie et au Brésil. Cette approche constitue donc une tendance mondiale, que le juge constitutionnel français adopte, mais avec une certaine prudence.
À titre personnel, quel regard portes-tu sur ces décisions, que ce soit pour les entreprises que tu représentes ou pour les associations de protection de l'environnement que tu retrouves souvent face à toi ?
Tout d'abord, je pense que les associations de protection de l'environnement jouent un rôle essentiel en tant qu'aiguillons nécessaires pour faire progresser le droit de l'environnement. Elles agissent en partenariat avec les autres acteurs, et c'est justement là que la décision du Conseil constitutionnel pourrait ouvrir une voie médiane, plutôt que de s'inscrire dans une logique de confrontation systématique. Le Conseil nous montre qu'il est possible de concilier la protection de l'environnement, en tenant compte des droits des générations futures, avec le développement industriel. Cela reflète parfaitement la notion de développement durable : continuer à se développer, notamment sur le plan industriel, mais de manière à ne pas épuiser les ressources de la planète au-delà de sa capacité à se régénérer chaque année.
De ce point de vue, la décision du Conseil constitutionnel, mesurée et nuancée, me semble être un appel aux différentes parties pour privilégier la médiation, la conciliation et le dialogue, plutôt que la confrontation. Comme tu l'as mentionné, je me retrouve souvent face aux associations de protection de l'environnement de l'autre côté de la barre. Personnellement, je préférerais m'asseoir autour d'une table pour discuter et trouver une solution intermédiaire qui permette d'avancer ensemble vers un développement durable.
Pour terminer, quels conseils pratiques pourrais-tu prodiguer aux clients que tu accompagnes régulièrement à la lumière de cette décision ?
Je pense que cette décision doit être perçue comme un appel à l'action. Je crois fermement que s'engager en amont dans un dialogue, non seulement avec les autorités, mais aussi avec les associations locales de protection de l'environnement, peut être extrêmement bénéfique. Recueillir leurs opinions dès le début et travailler avec elles pour trouver des solutions intermédiaires permettrait probablement de désamorcer un certain nombre de conflits avant qu'ils ne se retrouvent devant les tribunaux. Cela pourrait aussi favoriser des résolutions amiables, qui, à terme, profiteraient à toutes les parties impliquées.