Cet article est la transcription de l’épisode 12, saison 2, du podcast d’August Debouzy On the legal side. Retrouvez tous nos épisodes ici.


Le “Compte Personnel des Protections”. Ne le cherchez pas dans votre Code du travail ou dans la prochaine loi de financement de la sécurité sociale. Vous ne l'y trouverez pas parmi l'armée de comptes déjà existants.

Je vise ici des comptes tels que le PE (le plan d'épargne d'entreprise), le CPF (le compte personnel de formation) ou encore le CET (le compte épargne temps). Ce nouveau compte irait bien au-delà du CET universel (le CETU), actuellement en discussion, en permettant à chacun de gérer tout au long de sa vie une myriade de droits aujourd'hui épars.

Alors, faisons un pas de côté, desserrons les carcans, cassons les codes. L'idée de ce compte est en réalité née du fruit des réflexions de mon invitée, Emmanuelle Barbara.

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Emmanuelle, je te propose de commencer par un état des lieux de tous ces comptes existants auxquels je faisais allusion.

On peut vraiment parler d'un foisonnement avec, au centre, une espèce de totem : le PEE, le plan d'épargne d'entreprise.

Le PE, c'est le plus ancien, c'est notre ancêtre, 1967, avec tout un système de financement dudit PE : un mécanisme qui permet de se ménager un petit vade-mecum financier tout au long du temps. Mais à cela se sont ajoutés un nombre considérable de comptes individuels, suivant une forme d'individualisation que la fin du siècle a imprimée dans les années 90.

Je veux parler du compte épargne-temps qui existe depuis 1994. Puis on a élaboré autour de la figure du plan d'épargne-retraite collectif. On a caractérisé par de nombreuses évolutions un droit individuel à la formation que l'on a commué en compte personnel de formation.

Puis encore, on a élaboré autour de la figure de la pénibilité et on se souviendra du compte personnel de pénibilité, désormais renommé de manière plus modeste, C2P. On est véritablement dans une époque où l'on a décidé d'équiper les personnes de comptes divers.

Alors, ça, c'est l'état des lieux. Je voudrais maintenant que tu partages avec nous le regard que tu poses sur le monde du travail actuel.

On ne cesse d'évoquer, s'agissant du travail, à la fois ses modalités d'expression, au travers du caractère hybride de son exécution. On parle aussi de la porosité de la frontière entre l'individu à titre personnel et son activité professionnelle.

Et on a une forme de personne qui se trouve être confrontée à l'ensemble des incertitudes, des ruptures que le monde d'aujourd'hui propose comme « new normal » comme on dit en français.

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Quelle est alors la philosophie générale de ce compte personnel des protections que tu appelles de tes vœux ? Il s'agit en fait de réconcilier plusieurs choses à la fois, c'est bien cela ?

Oui, l'idée consiste, dans le fond, tirant parti du constat de cette extrême hyper-individualisation, d'en prendre acte et d'en quelque sorte le traduire dans le monde du travail. Cela veut dire que, d'une part, il s'agit de rendre le plus possible portable l'ensemble des droits épargnés par une personne au gré de ses expériences professionnelles et par surcroît, de l'encapsuler dans une forme qui prenne en considération, et la vie personnelle et la vie professionnelle, car c'est au gré d'expériences professionnelles que tout un chacun a l'ambition de se customiser ou de se bâtir une vie personnelle.

Et pour cela, il faut l'équiper, l'augmenter. J'emprunte ici la terminologie à ce que signifie l'extrême technologisation que nous connaissons.

Et quel lien vois-tu entre ce nouveau compte personnel des protections et le CETU dont je parlais tout à l'heure ?

Le recensement de tous ces comptes possibles, qui pourraient d'ailleurs être augmentés en nombre ou en caractérisation de finalité, pose la question insondable ou récurrente de leur financement. Au travers de cette figure fort intéressante du CETU, on peut s'interroger sur le point de savoir si, finalement, les personnes ne sont pas toujours dans le même état de capacité à travailler, de s'investir dans leur travail.

C'est la raison pour laquelle il me semble que l'une des modalités de financement de ce CPP, au sein duquel le PE jouerait un rôle essentiel, c'est précisément de permettre à tout un chacun, par le truchement de son travail, d'investir le PE grâce à ses temps épargnés.

Le vrai problème du CET que l'on a connu, c’est le coût pour l'entreprise de ses passifs différés. Dans un contexte, encore une fois, qui consiste à réconcilier les paradoxes, il m'est apparu que si l'on imaginait que ce CETU puisse, chaque année, être investi ou plutôt traduit, comme un versement dans un des compartiments du plan d'épargne entreprise, cela permettrait à l'entreprise de ne pas s'encombrer de passifs insupportables. Si bien que le salarié met de côté des temps qu'il peut consacrer à davantage de travail ou à une épargne qu'il entend s'imposer en vue de servir une finalité -et nous reviendrons sur la question de la finalité.

L'entreprise, de son côté, pourra être encline à encourager les personnes à travailler davantage si le besoin s'en faisait sentir, pour leur permettre de mettre de côté ces temps pour un usage ultérieur.

Ainsi, nous réconcilierions à ce stade la question du point de savoir si l'on doit ou non mettre en place un tel dispositif, dont l'enjeu consiste, on l'a compris, à réconcilier la position de l'employeur, qui a tendance à vouloir davantage de personnes au travail ou plus investies, et, d'autre part, le salarié, à mettre de côté.

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Il s'agit d'un compte. Donc, il y a un aspect crédit, un aspect débit. Sur la manière de créditer le compte et les carburants qui pourraient alimenter ce compte, que vois-tu pour alimenter ce compte personnel des protections ?

Là encore, il convient de préciser que le compte personnel des protections serait le compte des comptes. Et nous avons déjà l'exemple. Nous avons créé, par la loi du 8 août 2017, la loi dite El Khomri, le compte personnel d'activité.

Ce CPA, dont personne ne parle, constitué du CPF, qui est le plus connu, du compte d'engagement citoyen, que personne ne connaît véritablement, et du compte des pénibilités. Le compte personnel des protections agrègerait davantage de comptes en y incluant le PE à titre central, le PERCO bien entendu (je veux parler du dispositif dédié aux retraites), avec à la clé, la nécessité pour ce PE d'être la pierre angulaire de ce compte personnel des protections qui recueillerait davantage de sous au travers du compte épargne temps universel, mais aussi qui permettrait à ce PE, qui a aujourd'hui une caractéristique absolument saillante, qui est que ce compte n'est pas doté d'une finalité, à la différence de tous les autres.

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En effet, PE sans finalité particulière, tu as raison de le souligner. Il y a une autre particularité qu'il faut souligner, c'est que ce PE a un encours colossal de 152 milliards d'euros. Que faire alors devant ce PE qui n'est caractérisé par aucune finalité ?

N'ayant pas de finalité, il conviendrait précisément d’offrir la possibilité aux individus d’affecter à ce PE, des buts prédéfinis en fonction des souhaits de personnes. Exemple : on peut imaginer qu’un PE puisse servir à la fois à mettre de coté des sommes en vue du financement de la formation des enfants, peut servir également à financer des dispositifs d’aide à des parents âgés, peut servir à des perspectives visant la reconversion de la personne qui en est titulaire… Cette plasticité propre au PE permet d’offrir un champ élargi de finalité que l’individu, par hypothèse, aurait envie d’atteindre. J’ajoute que tout ceci s’inscrit non seulement dans le débat autour du CETU qui peine à surgir, mais aussi dans un contexte de partage de la valeur. Comme tu le sais, la loi du 29 novembre 2023 est venu encourager très substantiellement les entreprises à s’engager fermement, et notamment les plus petites d’entre elles, dans la voie du partage de la valeur, donc tout ceci a pour objet et pour effet d’améliorer la situation des titulaires de PE qui viendra naturellement s’étoffer.

Il y a un élément saillant dans ta réflexion : les non-salariés auraient-ils aussi vocation à être bénéficiaires du CPP ?

Ils auraient vocation à en être bénéficiaires pour plusieurs raisons. D'abord, parce qu'à l'instar du CPA, qui est en quelque sorte son ancêtre, toutes les personnes, tous les travailleurs, y compris les retraités, sont titulaires d'un CPA. Donc, il n'y a pas de raison d'exclure, ab initio, le principe du CPP ouvert à des non-salariés, quel que soit leur statut, par principe.

Deuxièmement, on observe un empilement de statuts qui devient de plus en plus perçu, c'est-à-dire qu'on voit de plus en plus de personnes qui sont salariées, mais aussi indépendantes, entrepreneures. Pour ce motif-là, ils sont en situation d'être à cheval entre plusieurs statuts.

Enfin, dernier point, on voit bien qu'au plan de la protection sociale, depuis le début du XXIᵉ siècle, on tente de faire coïncider ou converger les protections sociales offertes aux indépendants comme aux salariés.

Et donc, ce faisant, on voit bien que, dans cette immense convergence, il y aurait lieu de se mettre en situation de permettre cette convergence de statuts, de manière à ce que le travail soit le carburant de cet ensemble, quel que soit son statut.

Dernier point, évidemment, tout ceci s'inscrit dans une époque tout à fait singulière, qui est celle d'une extrême obsolescence des compétences, où l'employabilité joue un rôle massif. On a vu les milliards d'euros, les questions d’investissements pour faire face à ces exigences des temps nouveaux.

Cette capacité d'améliorer l'employabilité est donc, évidemment, ouverte aux non-salariés. Par le truchement de ce CPP, qui serait matérialisé par une appli sur un téléphone portable, l'ensemble des rubriques permettrait à son titulaire d'opérer un certain nombre d'arbitrages, et en fonction de sa situation, de se mettre en situation précisément d'atteindre l'objectif qu'il s'assigne, quel que soit son statut.

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Selon toi, ce nouveau compte personnel des protections, qu'est-ce qu'il pourra changer concrètement dans le futur, que ce soit côté entreprise, côté salarié et aussi côté non-salarié, puisque tu viens aussi d'évoquer leur statut spécifique ?

L'enjeu, me semble-t-il, consiste à équiper les individus pour faire face à ce que l'on appelle cette époque dite du fractionnement des carrières. Dans ce cadre-là, il me semble que mettre tous les efforts de réflexion en vue de rendre portables un maximum de caractéristiques de notre pacte social du XXᵉ siècle me paraît être le premier objectif que doit s'assigner pareil agencement.

Le deuxième objectif consiste, évidemment, à rendre secondaire la question du statut juridique. Il faut que le travail soit vu comme la matière première qui permet d'atteindre ses propres objectifs.

On a vu que, désormais, les personnes ont un rapport transactionnel plutôt que statutaire avec le fait d'être un travailleur. Il faut permettre de mettre en adéquation l'effort consenti et les objectifs assignés à titre personnel et professionnel, le tout dans une forme de porosité, puisque désormais, la vie de l'individu s'appréhende dans tout un ensemble.

Et dernier point, en posant les jalons d'une nouvelle manière de concevoir, à la jonction entre le droit du travail et la protection sociale, des mécanismes dynamiques, on permet de susciter soi-même une forme de boîte à idées pour l'avenir.

Il s'agit d'atteindre le rivage du XXIᵉ siècle, ce que nous n'avons pas totalement encore réussi.