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La JUB enfreint déjà l'article 6 de la CEDH ?

Article Brevets | 12/02/24 | 19 min. | Lionel Martin François Pochart David Zygas Sabrina AJili Héloïse Trouvé

La Cour d’Appel de la JUB est-elle si jeune qu'elle n'a pas encore appris à compter jusqu'à 5 (du moins sans l'aide de ses juges techniquement qualifiés) ?

La Juridiction unifiée des brevets, JUB, est une toute nouvelle juridiction judiciaire qui a ouvert ses portes en juin 2023 pour traiter des contrefaçons de brevets européens. L'accord relatif à la Juridiction unifiée du brevet (AJUB) instituant cette juridiction explique qu'elle doit être conçue pour garantir des décisions rapides et de grande qualité, conformément au 6e considérant de l'AJUB. La qualité, la plus élevée, est également mentionnée pour la sélection des juges qui composent cette juridiction, conformément à l'article 15, paragraphe 1, de l'accord sur la Juridiction unifiée du brevet.

Néanmoins, malgré la qualité attestée des juges sélectionnés et nommés, l'objectif d'une décision rapide semble avoir pris le dessus sur la norme juridique : avec moins d'une douzaine de décisions rendues par la Cour d’Appel interne de la JUB, cette Cour d’Appel semble déjà ne pas avoir respecté la règle de droit relative à la composition des collèges de la Cour d’Appel.

L'équipe d'August & Debouzy chargée des litiges en matière de brevets et son bureau de Bruxelles ont analysé la situation juridique en jeu.


L'AJUB est censée déterminer la composition des chambres de la Cour d’Appel.

L'AJUB organise la composition des chambres judiciaires de la JUB, notamment au niveau de sa Cour d’Appel interne. L'article 9 de l’AJUB est sans ambiguïté : "toute chambre de la Cour d’Appel siège dans une composition multinationale de cinq juges". Trois de ces juges sont qualifiés sur le plan juridique et deux sur le plan technique. La seule exception à ce principe est énoncée au paragraphe 2 du même article, mais aux seules fins des recours visés à l'article 32, paragraphe 1, point i), à savoir "les recours concernant les décisions de l'Office européen des brevets dans l'exécution des tâches visées à l'article 9 du règlement (UE) n° 1257/2012" (en bref, les recours relatifs aux tâches de l'OEB en ce qui concerne l'effet unitaire). L'objectif de ces textes est clair : permettre au justiciable d'obtenir une décision de la plus haute qualité dans une matière aussi complexe que les brevets.

Indépendamment de ce principe simple et de cette exception, la Cour d’Appel de la JUB a déjà rendu cinq décisions[1], dans lesquels seuls trois juges légalement qualifiés étaient impliqués, sans tomber sous le coup de l'exception établie par l'article 9, paragraphe 2, de la CPU alors qu’il est généralement admis que l'exception à un principe doit être interprétée de manière restrictive par rapport à ce principe.

Les décisions des Cours d'Appel invoquent l'efficacité pour s'écarter de la composition statutaire des formations de cinq juges

Dans trois de ces décisions limitant la formation d'appel à seulement trois juges, la Cour d’Appel tente de justifier cette apparente violation du principe de légalité par une justification identique. Il est alors expliqué que trois juges légalement qualifiés peuvent statuer sur la question en cause (ici la langue de la procédure) parce que :

  • Il n'y a pas de problèmes techniques.
  • Par analogie, la logique des règles régissant le Tribunal de première instance, où une telle question est traitée par un seul  juge légalement qualifié, peut être appliquée à la Cour d’Appel.
  • La Cour doit veiller au respect de différents principes : économie de la procédure, rapidité des décisions, proportionnalité, flexibilité, impartialité et équité.


Le raisonnement de la Cour d’Appel semble couvrir en pratique un manque de ressources humaines techniques que la Cour n'admet qu'à demi-mot : "car sinon il faudrait ajouter une ou plusieurs semaines pour affecter deux juges techniquement qualifiés ayant des qualifications et une expérience dans le domaine de la technologie concernée".

Comme nous le savons, la Cour d’Appel est tenue de rendre ses décisions dans des délais très courts. Par conséquent, pour la Cour, la fin de célérité et d'efficacité semble justifier ici le moyen de la réduction de la composition.

On peut estimer qu'il est tout à fait normal que l'objectif d'efficacité puisse être invoqué lors de la lecture de l'AJUB. En particulier, l'article 41.3 stipule que "le règlement de procédure (RdP) garantit que les décisions de la Cour sont de la plus haute qualité et que les procédures sont organisées de la manière la plus efficace et la plus rentable".

Mais cette référence à l'efficacité serait-elle suffisante pour écarter deux juges d'un panel ?

L'examen de la jurisprudence de la CEDH ne devrait pas permettre de déroger au principe du collège de cinq juges de l'AJUB

Or, la règle 247 du RdP de l'AJUB prévoit qu'un " vice de procédure fondamental " au sens de l'article 81 §1 de l'Accord est " (e) une violation de l'article 6 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ", c'est-à-dire de la Convention européenne des droits de l'homme (CEDH).

L'article 6, §1 de la CEDH stipule que : "Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi. ". La CEDH est interprétée par la Cour européenne des droits de l'homme, qui a notamment précisé la notion de "tribunal établi par la loi" :

"[...] un tribunal qui ne serait pas établi conformément à la volonté du législateur serait forcément dépourvu de la légitimité requise dans une société démocratique pour trancher les différends juridiques [[2]]"[3] .


" l’expression « établi par la loi » concerne non seulement la base légale de l’existence même du « tribunal », mais encore le respect par celui-ci des règles particulières qui le régissent [[4] ] et la composition du siège dans chaque affaire [[5]]".[6]

" Un examen de la jurisprudence existante de la Cour révèle que le respect de l'exigence d'un " tribunal établi par la loi " a jusqu'à présent été examiné dans une variété de contextes - sous les volets pénal et civil de l'article 6 § 1 - y compris, mais sans s'y limiter, dans les cas suivants :

[...] (ix) le prononcé d'un jugement par une formation composée d'un nombre de membres inférieur à celui prévu par la loi [[7]]

A titre d'exemple, la jurisprudence de la CEDH :

  • une décision rendue par un collège de cinq juges alors que la loi en prévoyait expressément sept constitue une violation de l'article 6, §1 de la CEDH (CEDH, 2 avril 2013, MOMČILOVIĆ c. SERBIE, n° 23103/07).
  • une formation de jugement ne comprenant pas le nombre de juges prévu par la loi est contraire à l'article 6, §1 de la CEDH (CEDH, 17 décembre 2013, Jenita Mocanu c. Roumanie, n° 11770/08).

La CEDH vérifie donc que le droit applicable à la juridiction et à sa composition a été respecté. En l'absence de disposition expresse prévoyant que la Cour d’Appel est composée de trois juges (hormis l'article 9.2 de l'Accord), un moyen fondé sur la violation de l'article 9 de l'Accord pourrait donc être invoqué en violation de l'article 6 de la CEDH.

Même si l'article 41.3 s'appuie sur l'efficacité, celui-ci ajoute que les procédures "assurent un juste équilibre entre les intérêts légitimes de toutes les parties. Elles doivent laisser aux juges le pouvoir d'appréciation nécessaire sans compromettre la prévisibilité de la procédure pour les parties".

Réduire le nombre de juges de 5 à 3 est certainement plus efficace et plus économique, mais sans disposition expresse dans l'Accord (ni dans le RdP) permettant de modifier la composition du panel, il semble que le principe de "prévisibilité de la procédure pour les parties" soit compromis. En ignorant ce principe énoncé à l'article 41 § 3 de l'Accord, la dérogation à l'article 9 de l'AJUB est encore moins justifiée, ce qui caractérise davantage la violation de l'article 6 de la CEDH.

La JUB est également en infraction avec l'article 47 de la Charte ?

Le treizième considérant de l'accord fait référence au droit de l'Union comme suit : "RAPPELANT la primauté du droit de l'Union, qui comprend le TUE, le TFUE, la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne [...] et en particulier le droit à un recours effectif devant un tribunal et le droit à ce qu'une cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable par un tribunal indépendant et impartial "

L'article 24 de l'accord poursuit : " En parfaite conformité avec l'article 20, lorsqu'elle a à connaître d'une affaire dont elle est saisie en vertu du présent accord, la Juridiction fonde ses décisions sur: a) le droit de l'Union [...]".

Le droit de l'Union comprend la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (la Charte).


L'article 47 de la Charte stipule que : " Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable par un tribunal indépendant et impartial, établi préalablement par la loi. » Les articles 47 de la Charte et 6 de la CEDH se recoupent à bien des égards, notamment en ce qui concerne la notion de "tribunal établi par la loi". En effet, la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), interprétant la Charte, se réfère également à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme sur ce point[8] .

L'article 52.1 de la Charte stipule que : " Toute limitation de l'exercice des droits et libertés reconnus par la présente Charte doit être prévue par la loi et respecter le contenu essentiel desdits droits et libertés. Dans le respect du principe de proportionnalité, des limitations ne peuvent être apportées que si elles 
sont nécessaires et répondent effectivement à des objectifs d'intérêt général reconnus par l'Union ou au besoin de protection des droits et libertés d'autrui."

Il est donc possible de restreindre la protection des droits conférés par l'article 47 de la Charte si les conditions suivantes sont réunies :

  • La limitation doit être prévue par la loi ;
  • Elle doit respecter la substance du droit ou de la liberté en question ;
  • Elle doit être justifiée par un objectif d'intérêt général reconnu par l'UE ou nécessaire à la protection des libertés d'autrui ;
  • Elle doit respecter le principe de proportionnalité.


Des procédures plus rapides et plus efficaces (principes qui ont une base juridique dans l'AJUB) pourraient constituer la base d'une restriction au droit fondamental consacré par l'article 47 de la Charte, puisqu'il pourrait s'agir d'un objectif légitime qui satisfait à la condition de proportionnalité. Toutefois, cette procédure plus rapide et plus efficace, qui se traduit en l'espèce par une réduction de la taille de la formation, doit être prévue par une disposition légale, ce qui n'est pas le cas si l'article 9 de l’AJUB prévoit un seul cas dans lequel la Cour d’Appel ne doit pas statuer en formation de cinq juges (article 9.2), cette exception étant limitée dans son champ d'application. Il semble donc qu'il n'y ait pas de base légale suffisante pour permettre à la Cour d’Appel de décider de réduire la composition de la formation de jugement dans un cas autre que l'article 9.2.

La motivation de la Cour d’Appel ne semble donc pas convaincante pour respecter les exigences procédurales de l'AJUB.

Les juges techniquement qualifiés de la JUB ne sont pas seulement des experts techniques, ils sont aussi des juges

Les quatrième et cinquième décisions limitant le panel d'appel à seulement trois juges ne discutent même pas les raisons pour lesquelles la question juridique en jeu (l'intervention d'un tiers[9] et respectivement la signification correcte d'un défendeur sans donner accès aux pièces à conviction[10] ) devrait être traitée par un panel de trois juges plutôt que par un panel de cinq juges. Par conséquent, ces décisions manquent encore plus de fondement juridique.

Au passage, la question juridique de la quatrième décision (intervention d'un tiers) aurait pu être traitée (légalement) par un juge unique (le juge rapporteur) en appel, mais ce juge unique a décidé de renvoyer la question à un collège complet (conformément à la règle 331.2), lequel collège complet aurait dû être composé de cinq juges en appel et non pas seulement de trois juges.

Cette pratique de la Cour d’Appel est d'autant plus regrettable que l’incorporation de qualifications techniques dans les formations de la Cour d’Appel ne se limitait pas à doter le tribunal de compétences techniques. Cette inclusion garantissait que les chambres de la Cour d’Appel comprenaient deux juges qualifiés sur le plan technique, chacun disposant d'une voix.

Ici, si cette pratique d'exclusion des juges techniquement qualifiés devait se généraliser, elle donnerait lieu à une suspicion légitime que les juges juridiquement qualifiés ne voient dans les juges techniquement qualifiés que des experts techniques, que la Cour serait libre de consulter ou non.

La non-conformité de l'AJUB est le problème, la procédure de révision de l'AJUB est la solution ?

Cependant, ce manquement à une lecture correcte de l'AJUB peut encore être corrigé par la JUB elle-même, lorsque cette juridiction appliquera l'article 81 de l'AJUB.

En effet, l'AJUB organise une procédure de révision, notamment en cas de "vice de procédure fondamental" au titre de l'article 81(1)(b) de l'AUPC, qui cite explicitement la violation de l'article 6 de la CEDH comme exemple explicite (voir la règle 257(e) du règlement de procédure, RdP).

Pour les décisions qui ont déjà été rendues et qui sont discutées ici, à moins qu'une partie n'ait soulevé ce vice de procédure devant le panel mal composé, il semble que la procédure de révision soit close. En effet, l'article 248.1 du RdP stipule qu'"une demande de nouvelle audition fondée sur un vice de procédure fondamental n'est recevable que si une objection relative au vice de procédure a été soulevée au cours de la procédure"

L'efficacité, là encore, est la devise de la JUB.
Cette devise s'applique à la Juridiction et à aux parties qui doivent alors se montrer efficaces en rappelant à la Juridiction que son droit prévoit la composition des chambres d'appel avec 5 juges.


[1] Ordonnance, 20 décembre 2023, UPC_CoA_478/2023, App_594342/2023.

Ordonnance, 18 décembre 2023, UPC_CoA_472/2023, App_594327/2023.

Ordonnance, 19 décembre 2023, UPC_CoA_476/2023, App_594339/2023.

Ordonnance, 10 janvier 2024, UPC_CoA_404/2023, App_584498/2023.

Ordonnance, 13 octobre 2023, ORD_580110/2023, UPC_CoA_320/2023, Apl_572929/2023.

[2] Lavents c. Lettonie, no. 58442/00, § 114, 28 novembre 2002

[3] CEDH, 1er décembre 2020, Guðmundur Andri Ástráðsson c. Islande n°26374/18, , paragraphe 211

[4] Sokourenko et Strygoun c. Ukraine, nos 29458/04 et 29465/04, § 24, 20 juillet 2006

[5] Richert c. Pologne, no 54809/07, § 43, 25 octobre 2011, et Ezgeta c. Croatie, no 40562/12, § 38, 7 septembre 2017

[6] CEDH, 1er décembre 2020, Guðmundur Andri Ástráðsson c. Islande n°26374/18, paragraphe 213

[7] Momčilović c. Serbie, no 23103/07, § 32, 2 avril 2013, et Jenița Mocanu c. Roumanie, no 11770/08, § 41, 17 décembre 2013.

[8] EUR-Lex - 62018CJ0542 - FR - EUR-Lex (europa.eu), paragraphe 73


[9] Ordonnance, 10 janvier 2024, UPC_CoA_404/2023, App_584498/2023

[10] Ordonnance, 13 octobre 2023, ORD_580110/2023, UPC_CoA_320/2023, Apl_572929/2023.


 

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