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Sanctions prises à la suite du décès d’Alexeï Navalny : Une nouvelle illustration de la montée en puissance des sanctions internationales en cas de violation des droits humains

Article | 19/06/24 | 14 min. | Olivier Attias Alfred Reboul

Entreprises et Droit Humains

En réaction à la mort le 16 février 2024 du dirigeant de l’opposition russe Alexeï Navalny dans la colonie pénitentiaire IK-3, le Conseil de l’Union européenne (UE) a adopté, le 27 mai 2024, la décision (PESC) 2024/1484 qui établit un cadre pour des mesures restrictives ciblées en raison de la situation en Russie et de la répression interne qui y est exercée. Plus précisément, elle prévoit :

(i) pour certains individus et entités, une interdiction de voyager, le gel de leurs fonds et ressources économiques et l’interdiction de mettre des fonds et des ressources économiques à leur disposition ; et

(ii) certaines restrictions sectorielles sur les exportations de biens susceptibles d’être utilisés à des fins de répression interne, de surveillance ou d’interception de la sécurité de l’information et de télécommunications.

Sur la base de cette décision, le Règlement (UE) 2024/1485 du Conseil et son Règlement d’exécution (UE) 2024/1488 ont été adoptés le même jour pour définir le champ d'application précis de ces sanctions ainsi que les modalités de leur mise en œuvre, avec notamment la liste des personnes physiques ou morales, des entités et des organismes visés par les nouvelles mesures restrictives. Parmi ces individus et entités, figurent notamment le service pénitentiaire fédéral de la Fédération de Russie – la colonie pénitentiaire IK-6 et la colonie pénitentiaire de sécurité maximale IK-3 – dans lequel Navalny a été détenu de juin 2022 à sa mort, des juges, procureurs et magistrats impliqués dans son décès et dans les dossiers d’autres opposants, ainsi que des hauts fonctionnaires du système pénitentiaire et du ministère de la Justice.

Cette nouvelle série de sanctions montre la forte inquiétude de l’Union face à la dégradation continue des droits de l'homme en Russie qui s’est intensifiée depuis l’attaque de l'Ukraine. Ces nouvelles mesures ciblent plus particulièrement le durcissement de la répression de la société civile et de l'opposition politique, laquelle porte atteinte à la démocratie et à l'État de droit en Russie[1]. Rappelons que, le 16 mars 2022, la Fédération de Russie avait déjà été exclue du Conseil de l'Europe en réaction au conflit armé engagé contre l’Ukraine depuis le 24 février 2022, en raison de graves violations des droits humains et du droit international humanitaire[2].

De façon plus générale, ces nouvelles mesures caractérisent une montée en puissance des sanctions internationales dans la lutte contre la violation des droits humains.

En effet, depuis le 8 décembre 2020, la décision (PESC) 2020/1999 et le Règlement (UE) 2020/1998 ont mis en place un régime mondial de sanctions de l’Union qui permet de cibler les personnes, entreprises et organismes responsables, impliqués ou associés à de graves violations des droits de l’homme et aux graves atteintes à ces droits à l’échelle mondiale, où qu’elles aient eu lieu[3]. Les personnes et entités inscrites sur la liste font l'objet d'un gel de leurs avoirs dans l'UE et sont soumises à une interdiction d'entrée sur le territoire européen. En outre, il est interdit aux personnes et entités de l'UE de mettre des fonds à la disposition de celles et ceux qui sont inscrits sur la liste, que ce soit directement ou indirectement.

Par la voix de son Haut représentant de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité Josep Borrel, ce nouveau régime entend « imposer des sanctions quel que soit le lieu où les violations des droits de l’homme et atteintes à ces droits surviennent, sans qu’il soit nécessaire de créer de nouveaux régimes de sanctions propres à tel ou tel pays, comme nous devions le faire jusque-là »[4].

Aussi, c’est sur le fondement de ce nouveau corpus que l’Union Européenne a pu déployer des sanctions visant notamment les détentions arbitraires à grande échelle, à l’instar de celles des Ouïgours et d’autres minorités ethniques musulmanes du Xinjiang en Chine, la répression en République populaire démocratique de Corée des dissidents politiques, les exécutions extrajudiciaires et les disparitions forcées en Libye, les persécutions massives et systématiques à l'encontre des personnes LGBTI et des opposants politiques en Tchétchénie en Russie, ainsi que la torture, les exécutions et les assassinats extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires au Soudan du Sud et en Érythrée[5]. En parallèle des résolutions du Parlement européen qui n'ont pas de portée contraignante - et dont certaines récentes concernent la répression de l’État contre des journalistes et des avocats au Tadjikistan[6] - ce corpus démontre la volonté européenne de faire des droits humains le fer de lance de sa politique internationale, à travers une approche holistique la plus large possible.

Pour autant, ces récents développements, qui démontrent une approche plus proactive de l'Union Européenne en la matière, témoignent en réalité davantage d'un rattrapage de l’Europe par rapport aux législations anglo-saxonnes.

 

Actuellement, le régime mondial de sanctions de l’Union concernant la violation des droits humains s’applique à 105 personnes physiques et à 23 entités ou organismes[7]. À titre de comparaison, le régime britannique analogue cible 110 personnes physiques et 13 entités[8], tandis que celui des États-Unis vise plus de 650 personnes et entités depuis sa création en 2017[9]. Ce rapprochement du régime européen avec ses équivalents anglo-saxons s’explique notamment par le fait que le Règlement (UE) 2020/1998, qualifié lors de son adoption de « loi Magnitsky européenne », s’est très largement inspiré du Magnitsky Act de 2012 et du Global Magnitsky Human Rights Accountability Act de 2017. Ce dernier permettait de cibler les responsables de la mort de Sergueï Magnitsky, un avocat russe décédé en 2009 en détention après avoir été torturé, ayant révélé une affaire de corruption massive impliquant des officiers du ministère russe de l’Intérieur[10].

 

Cette loi et les autres lois qui en découlent autorisent les autorités américaines à imposer des sanctions financières et des restrictions en matière de visas à des personnes ou entités étrangères ayant commis de graves violations des droits humains ou des actes de corruption, n’importe où dans le monde, à l’instar des récentes sanctions prises contre le président du Zimbabwe[11].

 

Plus généralement, l'adoption de ce texte par les États-Unis a servi de modèle et a été pionnière, entraînant dans son sillage des législations similaires au Canada (également intitulée « loi de Sergueï Magnitski »), au Royaume-Uni et en Australie, et donnant naissance à ce que l'on appelle désormais communément des « sanctions de type Magnitsky » (« Magnitsky-style sanctions »).

 

Face à la multiplication des régimes et à la montée en puissance de l’UE dans ce domaine, les sanctions internationales représentent aujourd’hui un terrain miné pour les entreprises. De prime abord, compte tenu de la spécificité des profils visés par les sanctions (services pénitentiaires, organisations paranationales ou hauts fonctionnaires), ces sanctions semblent être limitées à des profils particuliers, avec peu d’impact tangible sur l’activité concrète des entités commerciales. Il pourrait ainsi être soutenu que l’impact pour le monde économique est marginal ou résiduel. Cependant, l’accumulation des listes de sanctions et la multiplication de règles et des régimes applicables (droits humains, corruption, biens à double usage, etc.) créent un environnement complexe et incertain pour les entreprises.

 

Les entreprises doivent donc déployer une veille sanctionnelle rigoureuse et mettre en place des procédures de due diligence, de KYC et d’identification des bénéficiaires effectifs. Ces démarches sont coûteuses, complexes et chronophages, d'autant plus que la multiplication des régimes, parfois superposés, complique encore la situation. En outre, l'incertitude doctrinale concernant les notions de « détention » ou de « contrôle »[12], ainsi que l’absence d’alignement des autorités nationales compétentes entre États membres, augmente nécessairement le risque d'erreur et de non-conformité. Ces ambiguïtés compliquent la détermination des entités ou des individus concernés par les sanctions, et accroissent les risques pénaux et réputationnels importants.

 

Par conséquent, les nouveaux règlements « Navalny » sont emblématiques de la nouvelle place prise par les sanctions dans la vie économique internationale et du défi complexe et croissant qui se pose désormais pour les entreprises. Une tendance de fond se dessine donc, marquée par la nécessité pour les entreprises de s'adapter constamment à un paysage juridique en perpétuelle évolution, tout en gérant les risques de conformité avec une vigilance accrue.

 

[5] Règlement UE du Conseil du 22 mars 2021 mettant en œuvre le règlement (UE) 2020/1998 concernant des mesures restrictives en réaction aux graves violations des droits de l’homme et aux graves atteintes à ces droits

[7] Règlement (UE) 2020/1998, Annexes I et II.

[8] Office of Financial Sanctions Implementation, « Current List of Designated Persons: Global Human Rights », 3 mai 2024.

[9] Federal Register, « Global Magnitsky Human Rights Accountability Act Annual Report (2023) », 23 février 2024.

[12] O. Attias et C. Veltz, « "Contrôle" et "détention" : entre uniformité théorique et disparités pratiques dans l'application de notions communautaires », La Revue des juristes de Sciences Po n° 24, juillet 2023, 11.

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