Article Brevets | 19/07/24 | 21 min. | Lionel Martin Geoffroy Thill Anaïs Pallut
Depuis l’entrée en vigueur de la Juridiction unifiée du brevet (JUB), une des questions brûlantes des praticiens est celle de savoir si la JUB appliquera l’approche problème-solution de l’Office européen des brevets (OEB) pour apprécier l’activité inventive. S’il est encore trop tôt pour se prononcer, il semblerait, au vu des décisions étudiées, que la JUB applique ses propres standards, s’inspirant de l’approche problème-solution de l’OEB[1] sans toutefois la dupliquer. Nous proposons ici une première analyse de l’appréciation de l’activité inventive par la JUB jusqu’aux récentes décisions de la Division centrale du 16 juillet (Sanofi c. Amgen[2] et Regeneron c. Amgen[3]). Une seconde publication se concentrera davantage sur les décisions de la Division centrale du 19 juillet (Meril c. Edwards Lifesciences[4]).
Des décisions jusqu’ici peu détaillées sur l’activité inventive
Concernant l’appréciation de l’activité inventive par la JUB, il fallait jusqu’à récemment se contenter d’une analyse des décisions rendues en matière d’interdiction provisoire[5]. Or celles-ci ne permettent pas de faire ressortir une tendance claire en la matière. Les quatre premières décisions rendues au fond, au cours du mois de juillet, étaient donc attendues avec impatience.
La première décision au fond est celle de la Division locale de Düsseldorf du 3 juillet dans l’affaire Franz Kaldewei c. Bette[6], où la Juridiction a déclaré le brevet tel que délivré nul pour défaut d’activité inventive, mais a retenu la validité et la contrefaçon du brevet tel que modifié.
La deuxième décision au fond, analysée ici, est celle de la Division locale de Paris du 4 juillet dans l’affaire DexCom c. Abbott[7]. Les deux autres décisions au fond analysées sont les décisions jumelles de la Division centrale (section de Munich) du 16 juillet traitant du même brevet EP 3 666 797 B1 dans les affaires parallèles Sanofi c. Amgen et Regeneron c. Amgen[8].
Dans la décision du 4 juillet, la Division locale de Paris fournit une analyse succincte, mais claire, de l’activité inventive. Elle s’appuie sur un raisonnement proche de l’approche problème-solution, sans le suivre fidèlement pour autant. Dans les décisions du 16 juillet, la Division centrale offre une analyse d’activité inventive davantage détaillée, en commençant par présenter les règles qu’elle va appliquer figurant d’ailleurs en notes d’en-tête de la décision[9]. Ces décisions du 16 juillet nous permettent ainsi d’envisager plus concrètement quelles seraient les principes à appliquer en matière d’activité inventive.
Une approche objective du point de vue de la personne du métier
Dans ses décisions du 16 juillet, la Division centrale insiste sur l'importance d'adopter une approche objective en matière d’activité inventive, en précisant que ne sont pertinents ni les idées subjectives du déposant ou de l’inventeur, ni le fait que l’invention résulte d'un heureux hasard ou d'un travail systématique impliquant une expérimentation (potentiellement coûteuse et laborieuse). Seul compte ce que l'invention revendiquée apporte réellement à l'état de la technique, ce qui est sous-jacent à l’approche problème-solution. A noter que, dans les affaires d’interdiction provisoire étudiées, et dans la décision du 4 juillet de la Division locale de Paris, l’importance de l’approche objective n’a pas été aussi expressément rappelée, mais c’est bien une telle approche qui a été adoptée.
Dans ses décisions du 16 juillet, la Division centrale rappelle en outre que l’appréciation de l’activité inventive se fait du point de vue de la personne du métier sur la base de l’état de la technique dans sa globalité, c’est-à-dire incluant les connaissances générales de la personne du métier. Dans les quatre affaires d’interdiction provisoire étudiées et dans la décision du 4 juillet de la Division locale de Paris, la JUB avait aussi apprécié l’activité inventive du point de vue de la personne du métier, conformément à l’article 56 de la Convention sur le brevet européenne (CBE), et avait toujours défini celle-ci (sauf dans une décision[10]).
Choix du point de départ
C’est l’un des points d’intérêt des décisions du 16 juillet de la Division centrale, par rapport aux autres décisions étudiées : elles rappellent qu’il faut partir d’un point de départ dans l’art antérieur, et surtout la juridiction explique le choix de son point de départ.
Elle précise en outre qu’il est nécessaire de sélectionner un point de départ réaliste qui n’est pas nécessairement l’art antérieur le plus proche. Plusieurs points de départ réalistes peuvent être envisagés, sans qu’il soit nécessaire d'identifier le « plus prometteur », ce qu’avait déjà indiqué la Cour d’appel de la JUB dans l’affaire 10x Genomics c. Nanostring (en ne sélectionnant qu’un seul document dont l’enseignement, selon la Cour, présentait un intérêt pour la personne du métier).
Cette étape de sélection du point de départ est en ligne avec les directives de l’OEB qui rappellent que, en cas de rejet ou de révocation, il suffit de montrer, à partir d'un élément de l'état de la technique pertinent que l'objet de la revendication est dénué d'activité inventive, de sorte qu’il n'est pas nécessaire de se demander quel document est « le plus proche » de l'invention : seul importe de savoir si le document utilisé peut servir de point de départ pour apprécier l'activité inventive. En d’autres termes, le demandeur ou le titulaire du brevet ne peut ainsi pas réfuter l'argument de défaut d'activité inventive en faisant valoir qu'il existe un point de départ plus prometteur[11].
Dans les décisions jumelles du 16 juillet, la Division centrale retient le document proposé par Sanofi et Regeneron, qui présentait un intérêt pour la personne du métier. Elle écarte le document suggéré par Amgen, sans même l’étudier, alors pourtant qu’il avait été retenu comme art antérieur le plus proche par l’examinateur de l’OEB. Elle souligne au passage qu’Amgen n’a formulé aucun argument concret pour réfuter que le document proposé par ses adversaires constitue un point de départ réaliste.
En comparaison, dans la décision du 4 juillet, la Division locale de Paris n’a apprécié l’activité inventive qu’au regard d’un document, sans expliquer le choix de celui-ci. A l’inverse de la Division locale de Paris et de la Division centrale, dans les décisions d’interdiction provisoire étudiées, les juges ont fait le choix d’examiner plusieurs (voire tous) documents soumis par les parties. Et, lorsque la notion d’état de la technique le plus proche a été utilisée, cela était moins pour sélectionner un unique point de départ que pour écarter le document discuté.
L’appréciation de l’évidence : les indices pris en compte
Dans ses décisions du 16 juillet, la Division centrale identifie d’abord les différences entre le point de départ et la solution revendiquée, et indique que ces différences doivent être prises en compte pour apprécier l'évidence ou la non-évidence de la solution revendiquée.
Cette étape du raisonnement est classique en la matière.
Avant de procéder in concreto à l’appréciation de l’évidence de la solution d’Amgen, la Division centrale rappelle qu’une solution revendiquée est considérée comme évidente si la personne du métier serait motivée à envisager la solution revendiquée et à la mettre en œuvre en tant qu’étape subséquente dans le développement de l'état de la technique, et qu’il peut être intéressant, dans ce cadre, de savoir si la personne du métier se serait attendue à des difficultés particulières pour franchir la ou les étapes suivantes.
Sans en reprendre les mots, la Division centrale reste dans la droite ligne des directives OEB qui rappellent que dans le domaine des biotechnologies, il est considéré qu'il y a évidence lorsque l'on peut clairement prévoir les résultats, mais également lorsque l'on peut raisonnablement escompter une réussite. Cependant, une « espérance de réussite raisonnable » ne doit pas être confondue avec l' « espoir de réussir » [12].
Elle souligne aussi qu’un effet technique ou un avantage obtenu par la solution revendiquée par rapport à l'état de la technique peut être un indice d'activité inventive. A l’inverse, une caractéristique sélectionnée de manière arbitraire parmi plusieurs possibilités ne peut généralement pas contribuer à l'activité inventive.
Au terme d’une analyse détaillée, la Division centrale conclut que la personne du métier aurait, en l’espèce, abouti à l’objet revendiqué de manière évidente. Elle écarte notamment les arguments d’Amgen fondés sur l’effort excessif nécessaire pour parvenir à l’invention, l’absence de chance raisonnable d’y parvenir et le caractère aléatoire du résultat obtenu.
La Division centrale adopte en réalité une approche similaire à celle de l’OEB rappelée dans les Directives concernant l'appréciation de l'activité inventive en matière d'anticorps, selon lesquelles l'objet d'une revendication définissant un nouvel anticorps qui se lie à un antigène connu n'implique pas d'activité inventive à moins qu'un effet technique surprenant ne soit démontré dans la demande ou qu'il n'y ait eu aucune espérance de réussite raisonnable d'obtenir des anticorps ayant les propriétés requises[13].
Au terme de cette analyse poussée, la Division centrale révoque le brevet tel que délivré.
En comparaison, dans les décisions d’interdiction provisoire étudiées, la JUB n’a pas non plus suivi de manière canonique l’approche problème-solution, ne sélectionnant jamais un seul état de la technique le plus proche, et n’appliquant jamais l’approche could-would. Toutefois, au gré de ses analyses d’activité inventive dans ces affaires, elle a aussi repris certains critères pris en compte par l’OEB, à savoir écarter toute analyse a posteriori et prendre en compte l’espérance de réussite raisonnable.
Dans la même veine, dans la décision du 4 juillet, la Division locale de Paris a insisté sur l’importance de définir le problème technique spécifique rencontré par l’homme du métier.
L’activité inventive des requêtes subsidiaires et des revendications dépendantes : la nécessité de développer une argumentation propre à chacune
Dans les décisions jumelles du 16 juillet, la Division centrale rejette les demandes de modification du brevet soulignant que le titulaire se contente de déclarer que ses revendications modifiées seraient inventives pour les mêmes raisons que le brevet tel que délivré sans développer d’arguments spécifiques permettant de défendre leur validité.
Notons que, pour les mêmes raisons, la Division locale de Paris a, dans sa décision du 4 juillet, jugé les revendications dépendantes nulles pour défaut d’activité inventive, rappelant que les parties doivent motiver leurs demandes, et pointant que DexCom n'avait pas présenté d'arguments spécifiques pour défendre la validité des revendications dépendantes.
L’appréciation de l’activité inventive par la JUB : pour l’heure, inspiration plutôt que reprise de l’approche OEB
Si aucune décision de la JUB n’a encore appliqué de manière stricto sensu l’approche problème-solution de l’OEB, les différentes appréciations de l’activité inventive offertes jusqu’alors par la JUB, ne sont pas si éloignées de la grille de lecture de l’OEB, à savoir une analyse objective de l’art antérieur et de la solution revendiquée, du point de vue de la personne du métier.
En particulier, l’appréciation faite par la Division centrale dans ses décisions du 16 juillet reste fidèle aux principes rappelés dans les Directives OEB dans le domaine particulier des inventions biotechnologiques[14], et plus précisément des anticorps.
La porte d’une application plus canonique de l’approche problème-solution n’est sans doute pas fermée, et s’ouvrira peut-être à d’autres domaines techniques qui s’y prêtent davantage.[1] Voir Directives OEB, G-VII, 5.
[2] JUB, Division centrale (section de Munich), 16 juillet 2024, UPC 1/2023, Sanofi c. Amgen.
[3] JUB, Division centrale (section de Munich), 16 juillet 2024, UPC 14/2023, Regeneron c. Amgen.
[4] 3 décisions identiques de la JUB, Division centrale (section de Paris), 19 juillet 2024, UPC_CFI_255/2023 et EPC_CFI_15/2023, Meril c. Edwards Lifesciences.
[5] JUB, Division locale de Düsseldorf, 11 décembre 2023 (ex parte) et du 9 avril 2024 (inter partes), UPC_CFI_452/2023, Ortovox c. Mammut ; JUB, Division locale de Munich, 19 septembre 2023, UPC_CFI_2/2023, Nanostring c. 10x Genomics suivi de JUB, CA, 26 février 2024, UPC 335/2023, 10x Genomics c. Nanostring ; JUB, Division locale de Düsseldorf, 30 avril 2024, UPC_CFI_463/2023, 10x Genomics c. Curio Biosciences ; JUB, Division locale de Munich, 21 mai 2024, UPC_CFI_443/2023, Dyson Technology Ltd. c. SharkNinja.
[6] JUB, Division locale de Düsseldorf, 3 juillet 2024, UPC_CFI_7/2023, Franz Kaldewei c. Bette.
[7] JUB, Division locale de Paris, 4 juillet 2024, UPC_CFI_230/2023, DexCom c. Abbott.
[8] Cf. décisions UPC 1/2023 et UPC 14/2023 du 16 juillet 2024 précitées. Ces deux décisions sont identiques, seules les parties demanderesses étant différentes. Elles ont été rendues, dans une affaire opposant les groupes Sanofi et Regeneron, d’un côté, au groupe Amgen, de l’autre et s’inscrivent dans un contentieux mondial plus large entre les parties, impliquant des brevets des uns et des autres portant sur des anticorps anti-PCSK9. Les décisions de la Division centrale de Munich concernent toutes les deux le brevet EP 3 666 797 B1 d’Amgen dont Sanofi (dans le cadre d’une action en révocation) et Regeneron (dans le cadre d’une demande reconventionnelle) ont demandé la nullité dudit brevet. Pour de plus amples explications sur le domaine technique concerné, nous renvoyons à l’introduction technique faite par la Division centrale dans ces deux décisions dont l’effort de pédagogie est à souligner.
[9] Comme il ressort des notes d’en-tête, ont aussi été abordées dans ces deux décisions, des questions d’interprétation des revendications et le critère de même invention pour revendiquer une priorité.
[10] Aff. 10x Genomics / Nanostring précitée.
[11] Voir Directives OEB G-VII, 5.1 §§4-5.
[14] A noter que dans l’affaire 10x Genomics c. Nanostring portée devant la Cour d’appel de la JUB précitée, citée à plusieurs reprises par les décisions analysées, il s’agissait déjà d’une invention dans le domaine biotechnologique.