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Transparence Financière et Vie Privée : Les Enjeux Complexes de l'Identification des Bénéficiaires Effectifs

Article Compliance Corporate - M&A | 31/07/24 | 18 min. | Valéry Denoix de Saint Marc Olivier Attias David Neuwirth Lola Elbaz

La notion de bénéficiaire effectif constitue un pilier essentiel dans la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (réglementation connue sous les acronymes LCB-FT ou AML en anglais). L'identification et la collecte des informations concernant les bénéficiaires effectifs forment la base de la connaissance client.

Née des directives européennes LCB-FT, cette notion vise à promouvoir la transparence et la circulation de l’information au sein des États membres et entre eux. Le partage des informations sur les bénéficiaires effectifs et la détection des divergences potentielles sont devenus des objectifs clés, culminant dans l'ouverture du registre des bénéficiaires effectifs au public.

Cependant, l'ouverture des registres nationaux des bénéficiaires effectifs soulève des questions cruciales, notamment en matière de traitement des données personnelles et de respect de la vie privée, auxquelles se devait de répondre la Cour de Justice de l’Union Européenne, influençant ainsi les décisions des États membres.

Après de nombreux rebondissements, la Direction Générale du Trésor a annoncé, en juin dernier, la fermeture définitive du registre des bénéficiaires effectifs français au public. Cette fermeture offre l'opportunité de revenir sur (I) l’évolution des règles d’accès aux registres des bénéficiaires effectifs et (II) les défis persistants dans l’identification parfois complexe des bénéficiaires effectifs.

  1.    Genèse de l’accès aux informations des bénéficiaires effectifs


a.  Vers une ouverture de l’accès aux informations des bénéficiaires effectifs ?

Dès 2015, la 4ème Directive européenne « anti-blanchiment » [1], adoptée à la suite de l’affaire des Panama Papers, établissait les bases de l’obligation d’identification des bénéficiaires effectifs et de la collecte des informations d’identification au sein de registres nationaux[2].

Dans un premier temps, l’ancien article R. 561-59 du Code monétaire et financier (« CMF »), en vigueur jusqu’au 14 février 2020, limitait et conditionnait l’accès au registre français aux seules autorités habilitées dans l’exercice de leurs missions et à certains professionnels assujettis aux obligations LCB-FT, principalement les institutions financières[3]. Cependant, tout individu pouvait également demander un accès au registre, à condition de démontrer l’existence d’un intérêt légitime, une décision qui relevait de l’appréciation d’un juge.

En 2018, la 5ème Directive européenne ouvrait l’accès du registre à un public plus large, sans nécessiter d’autorisation préalable[4]. Cette directive visait en réalité à instaurer un accès universel au registre de tous les États membres, permettant d’atteindre un idéal de transparence financière où la société civile, en particulier les journalistes et les ONG, jouerait un rôle actif dans la LCB-FT européenne. La ratio legis du législateur européen était désormais de permettre un accès sans restriction à des informations susceptibles de servir la lutte contre la criminalité internationale, notamment en permettant à ces acteurs de comparer les informations renseignées dans les différents registres nationaux, objectif assuré par l’interconnexion des registres.

Avec la transposition française, le nouvel article R. 561-29 du CMF, en vigueur depuis le 14 février 2020, ne faisait plus référence à une notion d’intérêt légitime pour consulter le registre des bénéficiaires effectifs. Cependant, le champ des informations accessibles au public restait limité. Étaient exclues les informations relatives (i) aux éléments d’identification, (ii) au domicile personnel, et (iii) à la date de prise de contrôle des bénéficiaires sur l’entité concernée. L'accès à l'intégralité des informations restait limité à certaines autorités et personnes habilitées.

Depuis avril 2021, l'INPI assurait la publication des données relatives aux bénéficiaires effectifs via son site internet « data.inpi », consultables également sur les sites « infogreffe » et « pappers ».

           b.  Vers la fin de l’open data des bénéficiaires effectifs ?


En novembre 2022, la Cour de Justice de l'Union Européenne a rendu une décision selon laquelle l’accès gratuit du public aux informations sur les bénéficiaires effectifs n’est pas conforme à la Charte des droits fondamentaux, constituant une ingérence grave dans les droits fondamentaux au respect de la vie privée et à la protection des données personnelles[5].

Certains Etats membres comme l’Allemagne ont d’ores et déjà pris des dispositions afin de restreindre l’accès au public.

En France, ce système a été maintenu temporairement. Le ministère des Finances, par voie de communiqué, a exprimé son intention de « maintenir... dans l’attente de tirer toutes les conséquences de l’arrêt de la Cour de justice » [6]. Toutefois, pour se conformer à la jurisprudence de la CJUE, le ministère a été contraint de restreindre l'accès libre au grand public par une mesure effective dès la fin du mois de juillet 2024 :

« A partir du 31 juillet 2024, un système de filtrage permettra aux personnes justifiant d'un intérêt légitime de consulter les données des bénéficiaires effectifs, conciliant ainsi transparence financière et respect de la vie privée »[7]

Il ressort du communiqué de presse du Ministère de l’Economie et des Finances[8], que les personnes suivantes disposeront toujours d’un accès libre aux informations du registre :

  • Les autorités compétentes ;
  • Les professionnels assujettis aux obligations LCBFT ;
  • Les entreprises concernant les informations de leurs bénéficiaires effectifs, et si elles disposent d’un intérêt légitime, à celles des bénéficiaires effectifs de leurs éventuels cocontractants en vue de remplir leurs obligations en matière de conformité et de connaissance client ;
  • Les journalistes, chercheurs, et acteurs de la société civile s’ils démontrent un intérêt légitime pour la transparence financière


Ce système de filtrage sera mis en place par l’INPI, à compter du 31 juillet 2024. À partir de cette date, toute personne souhaitant accéder au registre des bénéficiaires effectifs devra en formuler la demande via un formulaire disponible sur le site internet de l’INPI, en l’accompagnant des justificatifs pertinents.

Bien que les modalités d’accès basées sur « intérêt légitime » n’aient pas encore été entièrement développées, il est déjà précisé que la plateforme mettra à disposition un formulaire pour traiter et répondre aux demandes d’accès au RBE pour chaque catégorie de personnes justifiant d’un intérêt légitime.

À la veille du 31 juillet 2024, tous les regards sont tournés vers la fermeture au public du registre des bénéficiaires effectifs. Toutefois, ce revirement de la pratique administrative ne constitue qu’une interrogation parmi d’autres pour les acteurs chargés d’identifier et de déclarer leur bénéficiaire effectif.

  1.    Bilan et perspective sur le traitement des bénéficiaires effectifs
       
  a.  Vers un recul de la transparence financière ?


Il convient de rappeler que la raison d’être de l’ouverture au public du registre des bénéficiaires effectif était de garantir une plus grande transparence financière, afin de lutter contre la criminalité financière et le financement du terrorisme.

En effet, l’ouverture du registre des bénéficiaires effectifs visait à étendre cette lutte à l’ensemble de la société civile, au-delà des services d’enquête traditionnels, et à responsabiliser tous les acteurs de la chaîne corporate.

Le registre était ainsi utilisé par les médias enquêtant sur la corruption et la criminalité financière, mais aussi pour démasquer de potentiels conflits d’intérêts et des financements occultes.

Il n’est donc pas surprenant que l’efficacité des actions françaises en matière de LCB-FT, notamment le fonctionnement du registre des bénéficiaires effectifs, ait été saluée par l’évaluation du Groupe d’Action Financière (GAFI) rendue en mars 2022. Cette évaluation a d’ailleurs servi de point de départ aux « quinze propositions pour renforcer la lutte contre la criminalité financière »[9] formulées par le Conseil National des Greffiers des Tribunaux de Commerce, qui se prononçait, quelques jours avant l’annonce de la fermeture, en faveur de l’ouverture du registre des bénéficiaires effectifs.

Dès lors, si la CJUE a fait primer le droit au respect de la vie privée sur les objectifs de lutte contre la criminalité financière et le financement du terrorisme, il est évident que le débat sur la mise en balance de ces droits fondamentaux ne s’arrêtera pas à la fermeture du registre. 

          b.  La réouverture au public des registres nationaux, une histoire sans fin ?


Les divergences de position entre le législateur européen et la CJUE ne semblent pas enterrées par la fermeture des registres des bénéficiaires effectifs.

En effet, le législateur européen ne renoncera pas à son objectif de transparence dans l’application des obligations LCB-FT. A ce titre, la 6ème directive « anti-blanchiment » entrée en vigueur le 31 mai 2024 prévoit que, « toute personne physique ou morale qui peut démontrer un intérêt légitime pour la prévention du blanchiment de capitaux, de ses infractions sous-jacentes et du financement du terrorisme »[10] bénéficie  d'un accès généralisé aux registres nationaux. Sur la base de ces dispositions et avant toute transposition, le Ministère de l’Economie et des Finances légitime le filtrage opéré entre, d’un côté, les autorités compétentes, les professionnels assujettis, les journalistes, chercheurs et acteurs de la société civile, et de l’autre, le grand public[11].

Toutefois, une interprétation plus extensive de la notion « d’intérêt légitime », telle que mentionnée par la 6ème Directive, pourrait remettre en cause la solution dégagée par la CJUE d’ici le 10 juillet 2027, date butoir de transposition de la directive par les États membres. Quelles que soient les transpositions adoptées par les États membres, la problématique demeurera en l’absence d’une position commune et définitive du législateur européen et de la CJUE. Trouver cette position commune nécessitera assurément une mise en balance de plusieurs droits fondamentaux, tous garantis par la CEDH. Juges et législateurs européens devront nécessairement se demander dans quelle mesure la lutte contre la criminalité financière et le financement du terrorisme doit primer sur la protection de la vie privée.

Cette question ne pourra ignorer les autres enjeux entourant l’identification des bénéficiaires effectifs. La lumière projetée sur la question de l’ouverture au public du registre ne doit pas occulter une problématique plus fondamentale : les difficultés persistantes dans l’identification des bénéficiaires effectifs. Le débat sur l’accessibilité du registre ne saurait utilement se tenir en l’absence de questionnement sur l’effectivité des modalités d’identification des bénéficiaires effectifs.

          c.  La persistance des problématiques propres à l’identification des bénéficiaires effectifs ?

L’expérience démontre que l’identification des bénéficiaires effectifs n’est pas toujours aisée, en particulier en présence de schémas de propriété et de contrôle complexes et souvent multi-juridictionnels.

À titre d’exemple, lors de la mise en place du registre des bénéficiaires effectifs par la 4ème directive, le seuil de détention en capital ou en droits de vote conférant la qualité de bénéficiaire effectif a été fixé à 25 % et plus.

Cependant, il est facile d’échapper à ce seuil par une répartition du capital, éventuellement en utilisant des personnes physiques « prête-noms », ce qui permet de biaiser l’identification du véritable bénéficiaire effectif de l’entité concernée.

Par ailleurs, l’identification d’un bénéficiaire effectif « par défaut », dans les sociétés où aucune personne physique n’est identifiable au bout d’un schéma de détention ou d’exercice du pouvoir, pose une réelle question de cohérence dans la mise en place des obligations LCB-FT. Le but de la LCB-FT étant de réduire au maximum les risques criminels dissimulés sous une opération, permettre le recours à la déclaration d’un bénéficiaire effectif par défaut, par nature imparfait, induit une véritable prise de risque de la part du législateur, discutable au regard des objectifs poursuivis.

Un autre exemple est l’identification du bénéficiaire effectif dans une structure fondée sur l’interconnexion de plusieurs parties prenantes, telles que les trusts ou d’autres constructions similaires, qui induisent des difficultés interprétatives des directives européennes et de leur transposition en droit français. En effet, les bénéficiaires effectifs d’un trust étranger posent nécessairement question au déclarant français. Le trust étant un véhicule inconnu en droit français, sa constitution et la détermination des personnes physiques le contrôlant, avec les outils prévus dans le CMF, n’est pas une tâche aisée[12].

A terme, force est de constater qu’il existe autant de schémas de détention de sociétés que de bénéficiaires effectifs. Les obligations fixées par le CMF, elles, ne prévoient que trois voies d’identification, par détention, contrôle ou défaut, dont les modalités sont strictement définies.

Reste à se demander si, en définissant trop strictement les contours de l’identification du bénéficiaire effectif, le législateur ne manque pas son objectif d’identifier la personne physique « effectivement » bénéficiaire de chaque société.

Ainsi, ces exemples soulignent les défis pratiques et législatifs persistants dans l’identification des bénéficiaires effectifs, lesquels sont essentiels pour la mise en œuvre efficace des mesures LCB-FT. Le débat sur l’accessibilité du registre ne peut être pleinement compris sans aborder les complexités et les imperfections inhérentes aux processus d’identification des bénéficiaires effectifs.

Nos équipes se tiennent à votre disposition pour vous aider à évaluer votre situation et vous accompagner dans la mise en conformité avec vos obligations en cette matière…

 

[1] Directive n°2015/849 du 20 mai 2015.

[2] Transposée en droit français par le biais de l’ordonnance du 1er décembre 2016 et la loi du 9 décembre 2016 (Loi Sapin II), par l’article R.561-1 du Code monétaire et financier (CMF).

[3] Les autorités judiciaires et la quasi-intégralité des administrations publiques et des autorités de contrôle administratives françaises et européennes ont eu accès à l’intégralité des informations contenues dans le registre sans restriction, sur simple justification de leur qualité.

[4] Directive n°2018/843 du 30 mai 2018.

[5] WM et Sovim SA – C-37/20 et C-601/20.

[6] MINEFI, communiqué n° 520, 16 janvier 2023.

[7] Communiqué infogreffe : https://www.infogreffe.fr/actualites/registre-des-beneficiaires-effectifs---les-conditions-d-acces-evoluent

[8] Communiqué de presse du Ministère de l’Economie et des Finances du 29 juillet 2024 (n°1951).

[9][9][9] https://www.cngtc.fr/pdf/telechargement/351-Livre_Blanc_CNG_15_propositions_pour_renforcer_la_lutte_contre_la_criminalit_financire.pdf

[10]Article 13 de la Directive 2024/1640 du 31 mai 2024.

[11] Communiqué de presse du Ministère de l’Economie et des Finances du 29 juillet 2024 (n°1951).

[12] Les trustees et fiduciaires doivent inscrire les informations relatives aux bénéficiaires effectifs dans le registre des trusts et le Registre national des fiducies, tenus par la direction générale des finances publiques (DGFIP).

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