Article Brevets | 28/11/24 | 8 min. | Grégoire Desrousseaux Océane Millon de La Verteville
La chambre sociale de la Cour de cassation a récemment approuvé un arrêt d’incompétence de la juridiction prud'homale pour statuer sur une demande de rémunération supplémentaire… mais seulement après avoir relevé que, dans cette affaire, l’employeur invoquait des arguments tenant à la brevetabilité de l’invention.
Elle ne semble donc pas abandonner sa jurisprudence antérieure et sous-entend qu’une demande de rémunération supplémentaire qui n’impliquerait pas l’application des « règles spécifiques du droit de la propriété intellectuelle » pourrait encore relever de la compétence du CPH.
Dans un arrêt du 23 octobre 2024[1], la chambre sociale de la Cour de cassation a approuvé un arrêt d’appel qui avait confirmé un jugement du conseil des prud’hommes (CPH) de Paris s’étant déclaré incompétent au profit du tribunal judiciaire (TJ) pour traiter une demande relative à la rémunération des inventions d’une salariée[2].
S’agit-il d’un revirement de la solution adoptée par cette même chambre dans son arrêt du 3 mai 2018[3] qui avait admis qu’une action en rémunération supplémentaire d'une invention de salarié pouvait relever de la compétence de la juridiction prud'homale ?
Rien n’est moins sûr.
Rappelons que les articles L. 615-7 du CPI et D. 211-6 du COJ donnent compétence au TJ de Paris pour les actions civiles et les demandes relatives aux brevets d'invention, y compris lorsqu'elles portent également sur une question connexe de concurrence déloyale. La jurisprudence établie de la Cour de cassation et des juges du fond veut que cette compétence spéciale s’applique dès lors qu’un litige implique l’application des dispositions spécifiques au droit des brevets, c’est-à-dire l’ « examen de l'existence ou de la méconnaissance d'un droit attaché à un brevet »[4]. Cette solution a été transposée pour tous les droits de propriété intellectuelle[5].
Cette compétence spéciale en matière de brevets englobe les litiges relatifs aux inventions de salariés : c’est la très claire volonté du législateur puisqu’il a ajouté, en 2014, une référence expresse à l'article L. 611-7 du CPI dans l’article L. 615-7 du CPI. Pourtant, en 2018, la chambre sociale de la Cour de cassation avait approuvé une cour d’appel d’avoir jugé qu’une demande en rémunération supplémentaire d’invention de salarié relevait de la compétence de la juridiction prud’hommale dans la mesure où la demande en l’espèce « n’impliquait l’examen, ni de l’existence ou de la méconnaissance d’un droit attaché à un brevet, non plus que d’un droit patrimonial sur un logiciel ou sa documentation ».
D’apparence contradictoire, en ce qu’il écarte la compétence du CPH au profit de celle du TJ, l’arrêt commenté d’octobre 2024 ne nous semble pas pour autant constituer un revirement de cette jurisprudence de 2018 que certains avaient qualifiés de solution « contra legem »[6].
En effet, dans la présente affaire, alors que la cour d’appel de Paris s’était contentée de tirer la compétence du TJ de la règle générale de l’article L.615-17 du CPI – sans autre condition – la chambre sociale de la Cour de cassation souligne dans la motivation de son arrêt rejetant le pourvoi que « l'employeur faisait valoir que les produits de la gamme Phytospecific, dont la salariée revendiquait l'invention, n'avaient pas fait l'objet de dépôts de brevets et qu'il n'était pas démontré qu'ils seraient brevetables, de sorte qu'elle n'avait été privée d'aucune rémunération ». Et ce n’est qu’après avoir fait cette précision que la cour de cassation conclut « il en résulte que l'action en rémunération supplémentaire de la salariée relevait de la compétence exclusive du tribunal de grande instance, devenu tribunal judiciaire ».
Ainsi, la chambre sociale tire la compétence du TJ du fait que la demande en cause impliquait l’étude de la brevetabilité de l’invention (c’est-à-dire l’application des « règles spécifiques à la propriété intellectuelle ») et non pas du seul fait que la demande de rémunération supplémentaire d’invention était fondée sur le visa de l’article L. 611-7 dans l’article L. 615-7 du CPI.
Sous-entendu possible : même fondée par nature sur l’article L. 611-7 du CPI, une demande de rémunération supplémentaire d’invention pourrait relever de la compétence du CPH (et non pas du TJ) si elle n’implique pas l’application des règles spécifiques à la propriété intellectuelle, par exemple si elle n’implique ni l’étude de la brevetabilité de l’invention ni celle de sa reproduction par une exploitation donnée.
Ainsi, malgré le visa de l’article L.611-7 dans l’article L.615-7 du CPI, la chambre sociale applique le critère général de compétence du TJ dégagé par la jurisprudence dans les litiges hors inventions de salarié : celui-ci n’a compétence que dans la mesure où l’examen du litige impose l’application des « règles spécifiques du droit de la propriété intellectuelle ».
Autrement dit, l’interprétation de l’article L.615-7 du CPI par la Cour de cassation paraît prévaloir sur l’intention du législateur…
En pratique, l’arrêt du 23 octobre 2024 donne à l’employeur un argument pour échapper à la compétence du CPH s’agissant de la rémunération supplémentaire (ou du juste prix) : il lui suffit de contester la brevetabilité des inventions, ou encore leur exploitation par les produits ou services qu’il propose. Dès lors, la solution du litige implique l’application des « règles spécifiques » relatives à la brevetabilité ou à la reproduction de la revendication, et le litige relève nécessairement de la compétence du TJ. L’argument peut néanmoins être difficile à soulever pour l’employeur qui devrait soutenir qu’il a déposé des brevets et en a poursuivi l’examen pour protéger des inventions non brevetables…
[1] Cass. Soc. 23 octobre 2024, X c. BTSG, Alès groupe et autres, pourvoi 22-19.700
[5]Cass. Com, 16 fév. 2016, pourvoi 14-24.340 et Cass. Com, 14 oct. 2020, pourvoi 18-21.419 en matière de marques ; Cass. Com, 16 mai 2018, pourvoi 16-27.728 en matière d’obtentions végétales ; Cass. Civ. 1, 4 juillet 2019, pourvoi 18-21-554 en matière de droit d’auteur. Même s’ils n’utilisent pas tous la même expression selon laquelle la compétence du TJ implique l’« examen de l'existence ou de la méconnaissance d'un droit attaché à un brevet » ou l’application de « règles spécifiques » du droit de la propriété intellectuelle en cause, c’est la même solution qui est admise dans ces arrêts pour tous les droits de propriété intellectuelle.
[6] C. Caron, Brevets d'invention « Les inventions de salariés devant les Conseils des prud'hommes ! », Comm. Comm. Elec. n° 7-8, juillet-août 2018, comm. 53