Article Brevets | 14/11/25 | 17 min. | Grégoire Desrousseaux Candice Dupin Madeline Vandecaveye
Le 15 octobre 2025, la Cour de cassation a rendu un arrêt (Cass. Com. n°24-11.150) de principe selon lequel « en l'absence de décision de justice retenant l'existence d'actes de contrefaçon de droits d'auteur, le seul fait d'informer des tiers d'une possible contrefaçon de ces droits est constitutif d'un dénigrement des produits argués de contrefaçon ».
La Cour de cassation confirme une approche très stricte du dénigrement : il faut donc adopter la plus grande prudence pour des lettres de réclamations, même en matière de brevets, dès lors que le destinataire français n'est pas le fabricant des produits.
L'obligation de mise en connaissance de cause en matière de contrefaçon de brevets français peut justifier une lettre à un tiers – de même que les obligations imposées dans l'arrêt Huawei / ZTE pour les brevets essentiels. Ces excuses n'écartent pas le risque de dénigrement si la lettre va au-delà du strict nécessaire.
Le 15 octobre 2025, la Cour de cassation a rendu un arrêt (Cass. Com. n°24-11.150), publié au bulletin et à la lettre de la Chambre Commerciale, venant rappeler la nécessité de prudence dans la communication aux tiers d’une présumée contrefaçon.
L’arrêt a été rendu en matière de droits d’auteur.
La société Koshi avait été autorisée, à faire pratiquer une saisie-contrefaçon à l’encontre de la société Manufacture du marronnier et la société fabricante et distributrice VBV International. Cette saisie a été réalisée le 9 novembre 2022.
Quelques jours plus tard, le 15 novembre, la société Koshi a pris l’initiative de mettre en demeure douze revendeurs de ces deux sociétés, par une lettre les enjoignant de cesser immédiatement l’offre à la vente de carillons litigieux et leur promotion sur internet, mais également de communiquer des documents contractuels, en déclarant une « possible contrefaçon de ses propres produits et d'actes susceptibles de relever de la concurrence déloyale et parasitaire ».
Les sociétés Manufacture du marronnier et VBV International ont ainsi assigné en référé la société Koshi aux fins d’obtenir en urgence la cessation du trouble constitué par l’envoi des lettres et une provision à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice de dénigrement des produits fabriqués et commercialisés par elles.
Le 9 novembre 2023, la Cour d’appel de Montpellier a jugé que l’envoi de lettres de mises en demeure, dans cette affaire, ne constituait pas un acte de dénigrement ou de concurrence déloyale. Elle a rejeté les demandes des sociétés Manufacture du marronnier et VBV, estimant que les lettres envoyées aux revendeurs étaient rédigées en des termes « mesurés et comminatoires », se limitant à transmettre des informations factuelles sur l’existence de droits d’auteur. La Cour a souligné que la formulation employée – indiquant que la vente des produits était « de nature à constituer un acte de contrefaçon de droit d'auteur » ou « à tout le moins, susceptibles d'être qualifiés d'acte de concurrence déloyale et parasitaire » - les informait de son droit à intenter une action pour protéger ses droits et demander réparation[1].
Les sociétés Manufacture du marronnier et VBV International ont formé un pourvoi en cassation à l’encontre de cet arrêt en s’appuyant sur la jurisprudence de la Cour de cassation[2], selon laquelle constitue un acte de dénigrement « la divulgation d'une information de nature à jeter le discrédit sur un produit commercialisé par une personne, à moins que l'information en cause ne se rapporte à un sujet d'intérêt général et repose sur une base factuelle suffisante, et sous réserve qu'elle soit exprimée avec une certaine mesure ». Elles considèrent que cette prétendue contrefaçon ne constitue pas une base factuelle suffisante pour justifier la mise en demeure des tiers, dès lors qu’une décision judiciaire n’a pas encore été rendue.
La Cour de cassation a suivi les demandeurs au pourvoi et cassé l’arrêt d’appel au visa de l’article 1240 du code civil considérant « qu'en l'absence de décision de justice retenant l'existence d'actes de contrefaçon de droits d'auteur, le seul fait d'informer des tiers d'une possible contrefaçon de ces droits est constitutif d'un dénigrement des produits argués de contrefaçon ».
Cet arrêt vient affirmer qu’en matière de droit d’auteur, les mises en demeure à l’égard des tiers avant qu’une décision de justice ait retenu l’existence d’actes de contrefaçon, même rédigées en prenant certaines précautions, sont aisément susceptibles de constituer une faute de dénigrement. Des formulations telles que « est de nature à constituer un acte de contrefaçon » ou « à tout le moins, susceptibles d'être qualifiés d'acte de concurrence déloyale et parasitaire » employées en l’espèce, sont désormais propres à constituer des actes de dénigrement. Le simple envoi d’une lettre de mise en demeure à des tiers avant qu’une décision statuant sur la contrefaçon n’ait été rendue fait naitre le risque de dénigrement, indépendamment de son contenu.
L’arrêt a été rendu en matière de droit d’auteur, de sorte qu’aucun titre de propriété industrielle enregistré ne pouvait être invoqué pour justifier l’exercice d’un droit légitime d’information auprès des tiers. En outre, on peut lire que le contenu de la lettre en cause sollicitait la communication de documents dans des termes particulièrement étendus, lui conférant un ton susceptible d’être perçu comme menaçant. Cette formulation excédait ainsi la simple défense des droits d’auteur et lui donnait un caractère injustifié, de nature à constituer un acte de dénigrement. Les lettres avaient été envoyées à 12 revendeurs, ce qui a aussi un impact dans l’appréciation du caractère dénigrant de ces lettres.
Cet arrêt semble suivre la logique du principe de présomption d’innocence, afin d’éviter toute atteinte à la réputation non justifiée par une décision de justice. Il devient impossible pour le titulaire de droits d’auteur de faire valoir son monopole vis-à-vis des clients du contrefacteur potentiel.
Cet arrêt est-il transposable au contentieux des brevets ?
L’incidence de cet arrêt en matière de brevets doit néanmoins être appréciée avec mesure – dès lors qu'il est possible, pour le titulaire d'un brevet, d'invoquer la nécessité d'informer les clients du contrefacteur, pour que leur responsabilité propre puisse éventuellement être engagée.
En droit français, l’article L. 615-1 alinéa 3 du Code de la propriété intellectuelle (« CPI ») prévoit en effet expressément que pour certains actes, dès lors qu’ils sont commis par une autre personne que le fabricant (auquel la jurisprudence a assimilé l’importateur), il doit y avoir eu mise en connaissance de cause préalable pour que puisse être engagée la responsabilité de l'auteur.
Il existe donc une nécessité légale d'une telle mise en connaissance de cause. L'argument a été accepté par la Cour de cassation[3].
La plus grande prudence s'impose néanmoins dans la rédaction de la lettre : dans le même arrêt, la Cour de cassation admet qu'une mise en connaissance de cause est nécessaire. Le breveté invoquait un intérêt légitime, déclarant « que le titulaire d'un brevet peut légitimement informer les tiers de ses droits et mettre ceux-ci en connaissance de cause », conformément à l’article L615-1 du CPI.
Néanmoins, la Cour de cassation retient le dénigrement, dès lors que la lettre ne se limitait pas à une simple mise en connaissance de cause des vendeurs sur un risque de contrefaçon de brevets en cas de poursuite de la commercialisation de leurs produits au sens de l’article L. 615-1, alinéa 3, du CPI. La Cour a relevé que les signataires « font état dans cette lettre de ce qu’elles estiment être leurs droits sans mentionner les contestations élevées par [le fabricant des produits] », et que « l’envoi de cette lettre ne peut être légitimé par l’existence de pièces annexées, les brevetés ne pouvant laisser aux destinataires le soin de contrôler eux-mêmes, à supposer qu’ils en aient les moyens techniques, le bien-fondé des prétentions ». Elle en a déduit que cette lettre, « mettant en cause, sans justification, la loyauté des [fabricants] dans la fabrication et la commercialisation de leurs téléviseurs et décodeurs numériques », devait être qualifiée d’acte de dénigrement, constitutif d’une concurrence déloyale et d’un trouble manifestement illicite.
La Cour a enfin souligné que le courrier litigieux, « exclusivement centré sur la question du programme de licences mis en œuvre par les brevetés et rédigé en termes comminatoires, sans explication sur les éléments prétendument constitutifs de l’atteinte alléguée », ne se limitait pas à une simple mise en connaissance de cause au sens de l’article L. 615-1, alinéa 3, du CPI.
De cette décision se dégagent plusieurs précautions rédactionnelles à observer pour une lettre de mise en connaissance de cause :
Ainsi, la Cour rappelle que l’information légitime des tiers prévue par l’article L. 615-1 du CPI doit s’exercer avec rigueur, loyauté et proportion, afin d’éviter toute dérive vers le dénigrement fautif. L’idée ainsi affirmée est de se limiter à une « mise en connaissance de cause » pure et simple des destinataires, en ne dépassant pas la stricte information nécessaire à la défense du droit invoqué.
L'argument a aussi été accepté par le Tribunal de commerce de Marseille en 2016[4] dans une affaire relative à des brevets essentiels.
La société Wiko invoquait un dénigrement après l’envoi par Sisvel de lettres à des distributeurs les informant que les produits LTE vendus sous diverses marques, dont Wiko, pouvaient être couverts par ses brevets. Le tribunal a considéré que ces courriers relevaient d’une information légitime et conforme à la jurisprudence de la CJUE Huawei/ZTE (CJUE, 16 juillet 2015) qui fait obligation au titulaire de brevets essentiels d’attirer l’attention des tiers mettant en œuvre la norme, en leur fournissant une liste de brevets concernés, leur mise en œuvre dans la norme concernée, de sorte que la conformité à la norme entraine la mise en œuvre des brevets, et lui offrir une licence à des conditions FRAND.
Les lettres de Sisvel, rédigées en termes mesurés, n’exigeaient pas la cessation des ventes mais proposaient une licence et joignaient un projet contractuel. Elles ont donc été jugées non fautives, car elles se limitaient à une mise en connaissance de cause, répondant aux obligations issues de la « danse FRAND ».
Plus récemment, le Président du Tribunal des activités économiques de Lyon[5], statuant en référé, a sanctionné la société Qiagen qui avait publié un communiqué de presse international annonçant avoir déposé une action en contrefaçon de brevet contre Biomérieux devant la Juridiction unifiée du brevet (« JUB »), avant même que la demande introductive d’instance n’ait été notifiée à cette dernière.
Le Président a jugé que ce communiqué, diffusé auprès des milieux scientifiques et du grand public, comportait des informations susceptibles de discréditer directement Biomérieux. En présentant cette société comme coupable d’une violation de brevet, sans communiquer de données sur le contexte ni sur la nature des faits reprochés, et en dehors de tout débat contradictoire et de toute décision de justice, les sociétés du groupe Qiagen ont créé une situation constitutive d’un trouble manifestement illicite.
Le retrait ultérieur du communiqué ne suffisant pas à en faire disparaître les effets, en raison de sa large visibilité sur les sites scientifiques et sur Internet, le tribunal a fait interdiction à Qiagen de republier le communiqué ou tout article relatif à cette action tant qu’aucune décision définitive n’aura été rendue, sous astreinte de 50 000 € par infraction, et a ordonné la publication intégrale de l’ordonnance sur le site du groupe Qiagen. Biomérieux a été autorisée à publier la même ordonnance sur son propre site.
Dès lors que la diffusion présente un concurrent comme contrefacteur présumé, sans exposer le contexte procédural ni la nature précise des faits reprochés, en dehors de tout débat contradictoire et avant toute décision, elle tombe sous la qualification de dénigrement, même si une action en contrefaçon est effectivement engagée.
Aussi, attention au nombre, comme toujours : dans la décision commentée, envoi à douze revendeurs. Le nombre peut être un indice que la lettre relève du dénigrement.
Quelles répercussions sur la responsabilité du titulaire procédant à une mise en demeure préalablement à une action devant la JUB ?
Devant la JUB, on ne retrouve pas les exigences de l’article 615-1 al.3 du CPI. Ainsi, aucune mise en demeure préalable n’est exigée pour qu’un acte engage la responsabilité d'un simple revendeur. Le titulaire peut donc saisir la JUB, sans avoir, au préalable, adressé une lettre de mise en demeure au présumé contrefacteur. La mise en connaissance de cause n'est donc pas un prétexte pour écrire à un revendeur que les produits qu'un tiers lui fournit peuvent être des contrefaçons.
Reste que l’article 68(1) de l’Accord relatif à une juridiction unifiée du brevet (« AJUB ») prévoit un régime de dommage particulier : La Juridiction, à la demande de la partie lésée, ordonne au contrefacteur qui s'est livré à une activité de contrefaçon d'un brevet sciemment ou en ayant des motifs raisonnables de le savoir, de payer à la partie lésée des dommages-intérêts correspondant au préjudice effectivement subi par cette partie en raison de la contrefaçon.
Cet article introduit ainsi une distinction entre la contrefaçon sans connaissance préalable et la contrefaçon commise « sciemment » ou qui aurait dû être connue, distinction déterminante pour l’évaluation du préjudice.
La mise en connaissance permet ainsi au demandeur de démontrer la conscience qu’avait le défendeur de la contrefaçon et à la juridiction d’ordonner l’indemnisation intégrale du préjudice effectivement subi. À l’inverse, en l’absence d’une mise en connaissance de cause préalable, la réparation pourrait être limitée au cadre plus restrictif du paragraphe 4 (recouvrement des bénéfices ou versement d’indemnités). En résumé, la perspective d’une demande ultérieure de dommages et intérêts pourrait être un prétexte – au regard du droit français sur le dénigrement – pour justifier l’envoi de lettres de mise en demeure.
Dans tous les cas, comme indiqué plus haut, la plus grande prudence dans la rédaction s'impose.
Reste la question de la compétence pour juger du dénigrement.
En tout état de cause, les juridictions françaises demeureront compétentes pour statuer sur les demandes en dénigrement, même dans les litiges où la JUB a compétence exclusive pour statuer sur la contrefaçon. Comme l’a illustré l’affaire jugée par le Président du Tribunal des activités économiques de Lyon, si la lettre est rédigée en des termes imprécis, inexacts, exagérés ou comminatoires, elle peut engager la responsabilité du titulaire pour dénigrement.
Même en présence d’une lettre rédigée en des termes mesurés, à partir du moment où la mise en demeure n’est plus jugée comme un préalable à une action en contrefaçon devant la JUB, la Cour de cassation pourrait, dans la lignée du raisonnement de l’arrêt du 15 octobre 2025, retenir qu’il appartient au titulaire d’établir que cette lettre était nécessaire, par exemple s’agissant des brevets essentiels, ou pour permettre de faire basculer le contrefacteur présumé dans la catégorie de ceux qui ont agi sciemment.
Autrement dit, l’absence d’exigence de mise en demeure devant la JUB renforce l’obligation de prudence, dès lors qu’un courrier, un communiqué ou un message adressé à des partenaires commerciaux peut désormais, d’après la Cour de cassation, fonder une action en dénigrement. Le risque est d’autant plus accru lorsque la lettre n’est pas suivie d’une action en contrefaçon…
La question du dénigrement pourrait aussi être soulevée devant la JUB. En effet, même s’il n’existe pas de compétence explicite de la JUB pour statuer sur une question de concurrence déloyale et le dénigrement, on peut raisonnablement penser qu’un défendeur pourrait soulever en défense une demande incidente sur ces fondements dès lors qu’elle est étroitement liée à l’action principale en contrefaçon. Le fabricant, défendeur à l'action en contrefaçon devant la JUB, pourrait soutenir que des lettres adressées par le breveté à ses clients ou distributeurs en France sont constitutives de dénigrement. La JUB pourrait facilement se juger aussi compétence pour réparer une telle faute – le cas échéant en appliquant les dispositions de droit national français.
Ainsi, en matière de contrefaçon de droits de propriété intellectuelle (en ce compris les brevets), la prudence est de mise dès lors qu’aucune décision judiciaire ne retient encore la contrefaçon : adresser une mise en demeure ou diffuser une information à un tiers autre que le fabricant, avant qu’un juge ait constaté l’existence de contrefaçon peut entraîner un risque de dénigrement.
[1] Nous n’avons pas pu nous procurer l’arrêt d’appel, mais ces éléments sont retranscrits dans l’arrêt de la Cour de cassation.
[2] Cass. com., 9 janv. 2019, n° 17-18.350
[3] Vestel contre Technicolor/Thomson, Cass. com., 27 mai 2015, n° 14-10.800.
[4] TAE Marseille, ch. 06, 20 septembre 2016, RG 2016F01637
[5] Président du TAE Lyon, 11 avril 2025, RG 2025R507