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Proposition de loi « Egalim 3 » : les questions posées par le texte adopté par le Sénat

Article Droit de la concurrence, consommation et distribution | 21/02/23 | 23 min. | Alexandra Berg-Moussa Paul Vialard

Le 15 février 2023, le Sénat a adopté en première lecture la proposition de loi tendant à renforcer l'équilibre dans les relations commerciales entre fournisseurs et distributeurs (la « Proposition »)[1]. La « petite loi » votée par les sénateurs a modifié le texte approuvé par l’Assemblée nationale sur de nombreux points, et fera donc l’objet d’un examen par la commission mixte paritaire.

La Proposition vise à rééquilibrer les relations entre la grande distribution alimentaire et les industriels, tout en préservant la rémunération des producteurs et le pouvoir d’achat des consommateurs, qui se trouvent être impactés par la forte inflation actuelle[2]. Elle s’inscrit ainsi dans le prolongement des lois dites Egalim 1 et 2[3].

Toutefois, l’une de ses dispositions phare pourrait avoir une portée bien plus grande que le seul secteur de l’agroalimentaire et s’appliquer à des relations commerciales diverses et variées.

Le droit français des relations commerciales consacré en tant que loi de police ?

Afin de lutter contre la délocalisation des centrales d’achat à l’étranger, qui permet notamment d’échapper à l’application du droit français, l’article 1er de la Proposition envisage en effet de créer un nouvel article L. 443-9 du code de commerce. Ce dernier prévoirait que les articles L. 441-1 à L. 443-8 du code de commerce « s’appliquent à toute convention entre un fournisseur et un acheteur lorsque les produits ou services concernés sont commercialisés sur le territoire français ».

Ces dispositions seraient d’ordre public, ce qui empêcherait les opérateurs d’y déroger par contrat. Si le texte évoque uniquement la notion d’ordre public, le rapporteur de la Proposition, le député Renaissance Frédéric Descrozaille, a précisé que l’objectif était de consacrer le caractère de loi de police de l’ensemble du titre IV du livre IV du code de commerce. Par conséquent, une clause qui prévoirait l’application d’un droit étranger à l’ensemble du contrat ou de la relation commerciale serait ici inefficace pour écarter l’application des dispositions concernées[4].

L’article prévoit en outre que « Tout litige portant sur l’application de ces dispositions relève de la compétence exclusive des tribunaux français, sous réserve du respect du droit de l’Union européenne et des traités internationaux ratifiés ou approuvés par la France ».

Pour rappel, les textes visés par l’article 1er de la Proposition incluent les règles sur la transparence dans la relation commerciale (négociation commerciale, facturation, délais de paiement…), les dispositions spécifiques aux produits agricoles et denrées alimentaires mais aussi toutes les pratiques restrictives de concurrence, dont le déséquilibre significatif et la rupture brutale de relations commerciales établies.

Or, dans sa rédaction actuelle, le champ d’application du texte ne se limiterait pas aux centrales d’achat internationales, ni même aux relations entre fournisseurs et distributeurs de produits alimentaires. Il n’est pas non plus précisé qu’il ne concernerait que les distributeurs établis en France ou qui ne vendraient qu’en magasin.

Toute entreprise, même située en dehors du territoire français, se verrait-elle appliquer les règles du code de commerce dès lors qu’elle fournit ou achète des produits ou des services, quelle que soit leur nature, destinés à être commercialisés en France ? La possibilité d’y déroger par la voie contractuelle serait-elle exclue ?

Une telle mesure entraînerait des conséquences majeures pour les opérateurs étrangers dont les produits sont commercialisés en France : ceux-ci seraient tenus de revoir le contenu de leurs contrats, leurs pratiques en termes de facturation et plus largement la gestion de leurs relations commerciales avec leurs partenaires acheteurs français, mais également – compte tenu de la rédaction très large du nouveau texte – leurs partenaires acheteurs étrangers qui auraient un territoire de commercialisation large mais incluant la France, pour se mettre en conformité avec le droit français. Ces effets, et notamment l’extraterritorialité du droit français qui en découlerait, dépasseraient largement l’objectif poursuivi par la Proposition.

Le projet de texte évoque toutefois la « réserve du respect du droit de l’Union européenne et des traités internationaux ratifiés ou approuvés par la France », qui reconnaissent notamment la validité des clauses de loi applicable et des clauses attributives de juridiction[5]. Le texte adopté par le Sénat précise également que cette disposition n’exclut pas la possibilité de recourir à l’arbitrage pour résoudre les éventuels litiges.

Sans précision supplémentaire sur le contenu de cette « réserve » (qui semble à ce stade porter uniquement sur les clauses attributives de juridiction), l’articulation entre cet article 1er et le droit communautaire semble délicate, et le second pourrait bien vider le premier de sa substance. La question a d’ailleurs été soulevée lors des débats à l’Assemblée et les réponses du rapporteur n’ont pas permis d’avoir une vision plus claire, à ce stade, du dispositif[6]. Ce dernier a d’ailleurs admis qu’il n’était pas certain de « ce que dira la Cour de justice de l’Union européenne le jour où elle sera saisie de la question de la loi applicable, de la question préjudicielle de savoir ce qui a le caractère de loi de police ».

En outre, le sujet du champ d’application de cette disposition n’a pas été discuté pour le moment. Les interrogations sont donc bien réelles et il semble peu probable que les travaux de la commission mixte paritaire apportent plus d’éléments à ce sujet et aboutissent à une clarification du texte.

Autres mesures de la Proposition

En l’état, la Proposition adoptée prévoit d’autres mesures dont les suivantes ont plus particulièrement retenu notre attention.

SRP et encadrement des promotions

Les expérimentations de l’augmentation du seuil de revente à perte et de l’encadrement des promotions seraient prolongées respectivement jusqu’au 15 avril 2025 et 15 avril 2026 (article 2).

Cet article a été adopté malgré les divergences des parlementaires : la commission du Sénat avait d’ailleurs voté la suppression du SRP + 10, au motif que ce dispositif entraîne une augmentation des prix à la consommation dans un contexte d’inflation forte et que ses effets positifs pour les producteurs n’ont pour l’instant pas été établis.

La balance a finalement penché en faveur des industriels qui ont affirmé que la suppression du SRP + 10 leur serait très préjudiciable. Le Sénat a toutefois voté l’exclusion des fruits et légumes du dispositif.

Ces prolongations s’accompagneraient toujours d’un contrôle des dispositifs par l’établissement, d’un rapport annuel, qui devra en décrire les effets, évaluer la création de valeur permise par ces mesures et sa répartition entre les différents acteurs. Ce rapport élaboré par le gouvernement, est présenté au Parlement.

Mais nouveauté, certains acteurs du secteur (en l’occurrence les distributeurs de produits de grande consommation) seraient directement mis à contribution puisqu’ils seraient désormais tenus de transmettre annuellement également, aux ministres chargés de l’économie et de l’agriculture, un document présentant la part du surplus de chiffre d’affaires enregistré à la suite de la mise en œuvre de l’augmentation du seuil de revente à perte qui s’est traduite par une revalorisation des prix d’achat des produits alimentaires et agricoles auprès de leurs fournisseurs. Ce document pourrait être transmis au président de la commission chargée des affaires économiques de chaque assemblée parlementaire, par le gouvernement, sans toutefois pouvoir être rendu public.

L’encadrement en valeur et en volume des promotions serait étendu à l’ensemble des produits de grande consommation (article 2 ter B) : cette extension viserait notamment le secteur droguerie, hygiène et soin, qui a fait l’objet de promotions intenses depuis l’introduction du dispositif en 2018.

Défaut de signature de la convention unique au 1er mars

Pour la première fois, il y aurait un encadrement des conséquences du défaut de signature d’une convention unique au 1er mars, en l’absence d’accord entre le fournisseur et le distributeur (article 3).

Les travaux du Sénat ont bouleversé le mécanisme initialement voté par les députés, qui prévoyait que la convention échue était prolongée pendant une durée d’un mois, pendant laquelle les parties pouvaient saisir le médiateur des relations commerciales agricoles ou des entreprises pour conclure un nouvel accord. À défaut, la relation commerciale pouvait alors être rompue sans préavis, sans que la qualification de rupture brutale ne puisse être invoquée.

Plusieurs parlementaires avaient alerté sur les inconvénients d’un tel dispositif, qui aboutissait en réalité à ajouter un mois supplémentaire aux négociations et entraînait des risques de rupture d’approvisionnement des distributeurs et de déréférencement brutal des fournisseurs, en particulier pour les petites et moyennes entreprises.  

Par conséquent, la Proposition prévoit désormais qu’en l’absence d’accord au 1er mars, les parties devront bien respecter un préavis dont la durée n’est plus fixée précisément mais qui – en référence aux dispositions du code de commerce régissant l’interdiction de la rupture brutale des relations commerciales établies - tiendra compte « des conditions économiques du marché » sur lequel elles opèrent, « notamment pour la détermination du prix applicable pendant le préavis ». Le taux d’inflation des intrants ou la hausse moyenne des prix acceptée par d’autres distributeurs pourraient par exemple être pris en considération, mais la notion de « conditions économiques du marché » reste particulièrement floue.

Le texte prévoit qu’en cas de désaccord entre les parties sur la fixation des conditions du préavis, les parties devront passer par une procédure de médiation par le médiateur des relations commerciales agricoles ou par le médiateur des entreprises et ce, avant toute saisine du juge. La médiation ne pourra pas excéder un (1) mois à compter du 1er mars. En cas d’accord des parties, le prix convenu s’appliquerait rétroactivement aux commandes passées pendant la durée de la médiation. En revanche, en cas d’échec de la médiation, les parties pourront saisir le président du tribunal compétent qui tranchera le litige dans le cadre d’une procédure accélérée. Ce dernier pourra tenir compte de la proposition de règlement formulée par le médiateur dans le cadre de la médiation qui a échoué. Le recours au juge s’impose donc comme la seule solution en cas de désaccord persistant.

D’après le Sénat, ce dispositif devrait permettre d’éviter les conséquences d’une rupture soudaine de la relation. Le ministre a toutefois émis un avis défavorable au motif que le caractère expérimental du dispositif est supprimé, le recours au médiateur est rendu obligatoire et le choix des parties est contraint. Il y a donc une forte probabilité que les dispositions de l’article 3 soient retravaillées dans le cadre des travaux de la commission mixte paritaire.

Par ailleurs, l’amende administrative encourue en cas de manquement à l’obligation de signature au 1er mars est augmentée, pour les conventions relatives aux produits de grande consommation (article 3 bis A), à 1 million d’euros pour les personnes morales, et serait doublée en cas de récidive dans les deux ans[7].  

Pénalités logistiques

La Proposition inclut des dispositions prévoyant un encadrement plus strict des pénalités logistiques (article 3 bis, 3 bis B, 3 ter A et 3 ter). Le texte vise à modifier les articles L. 441-3, 441-17 et L. 441-18 du code de commerce pour poser de nouvelles contraintes.

Les obligations en matière de logistique et notamment le montant des pénalités, feraient désormais l’objet d’une convention écrite distincte de la convention unique « commerciale ». L’objectif est d’éviter que les pénalités soient considérées comme un élément accessoire prévues dans une simple annexe et discutées en fin de négociations, lorsque la pression est maximale. Cette convention ne serait pas soumise à l’échéance du 1er mars et pourrait donc être négociée à tout moment de l’année.

Les pénalités infligées par le fournisseur ou le distributeur seraient proportionnées au préjudice subi au regard de l’inexécution des engagements contractuelles qu’elles sanctionnent, et ne pourraient pas être supérieures à 2 % de la valeur des produits commandés de la catégorie au sein de laquelle l’inexécution concernée a été constatée.

Aucune pénalité logistique ne pourrait être infligée pour l’inexécution d’engagements contractuels survenue plus d’un an auparavant.

Le distributeur qui souhaiterait facturer des pénalités logistiques à son fournisseur devrait, en même temps que l’envoi de sa facture de pénalités, apporter par tout moyen la preuve de l’existence du manquement constaté et celle du préjudice qu’il aurait subi.

L’introduction d’un taux de service au-delà duquel aucune pénalité n’aurait pu être infligée, a été abandonnée par le Sénat.

Le gouvernement pourrait également suspendre l’application des pénalités logistiques « en cas de situation exceptionnelle, extérieure aux distributeurs et fournisseurs, affectant gravement les chaînes d’approvisionnement dans un ou plusieurs secteurs ». Cette notion interroge et laisse évidemment place à l’interprétation. La suspension interviendrait par arrêté ministériel et pour une durée maximale de six (6) mois renouvelable.

De plus, la réforme introduirait une nouvelle obligation à la charge des fournisseurs et distributeurs de communiquer à la DGCCRF, au plus tard le 31 décembre de chaque année, les montants respectifs (i) pour les fournisseurs, qui leur auraient été infligés par leurs distributeurs (et qu’ils ont effectivement versés) et (ii) pour les distributeurs, qu’ils auraient infligés à leurs fournisseurs (et qu’ils ont effectivement perçus), au titre des pénalités logistiques lors de l’année précédente. Le compte-rendu devrait être détaillé mois par mois. Pour les distributeurs, ils seraient également tenus de récapituler, au 31 décembre 2023, les pénalités infligées et perçues pour les années 2021 et 2022. Tout manquement à cette obligation serait passible d’une amende administrative pouvant aller jusqu’à 500 000 euros pour une personne morale, et serait doublée en cas de récidive dans les deux ans.

Les grossistes seraient quant à eux exclus de ce dispositif.

Evolution des tarifs et certification

La Proposition modifie le mécanisme de certification de la part de l’évolution des tarifs qui résulte de celle du prix des matières premières agricoles ou des produits transformés (article 4). Le fournisseur devrait d’abord communiquer « la méthodologie employée pour déterminer l’impact sur son tarif de l’évolution du prix desdites matières premières agricoles ou desdits produits transformés ».

La certification par le tiers indépendant n’aurait plus lieu après la négociation mais dans un délai d’un mois à compter de l’envoi des CGV. Il fournirait ensuite une seconde attestation « portant sur le respect du II de l’article L. 443-8 qui impose que la négociation ne porte pas sur la part de cette évolution ».

En ce qui concerne les mécanismes de révision de prix, la Proposition prévoit de compléter l’article L. 443-8 afin de préciser que « Les évolutions tarifaires résultant de la clause de révision automatique des prix doivent être mises en œuvre au plus tard un mois après le déclenchement de la clause de révision automatique des prix du contrat ».

La commission mixte paritaire se réunira le 8 mars prochain : le texte définitif ne sera donc pas adopté avant le 1er mars, et ne s’appliquera donc pas aux négociations actuellement en cours. Affaire à suivre !

 

 

[2] Rapport de Frédéric Descrozaille au nom de la commission des affaires économiques sur la proposition de loi visant à sécuriser l’approvisionnement des Français en produits de grande consommation, 11 janvier 2023 (https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/rapports/cion-eco/l16b0684_rapport-fond).

[3] Loi n°2018-938 du 30 octobre 2018 pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous (Egalim 1) et loi n°2021-1357 du 18 octobre 2021 visant à protéger la rémunération des agriculteurs (Egalim 2).

[4] Le règlement européen n°593/2008 du 17 juin 2008 (dit règlement Rome I) permet aux parties de choisir la loi qui régit leur accord. Par exception, les dispositions « dont le respect est jugé crucial par un pays pour la sauvegarde de ses intérêts publics » sont qualifiées de lois de police et s’appliquent quelle que soit la loi applicable au contrat.

[5] Le règlement européen n°1215/2012 du 12 décembre 2012 (dit règlement Bruxelles I bis) autorise les parties à désigner, dans le contrat, la ou les juridictions qui seront exclusivement compétentes en cas de litige relatif au contrat.

[6] Lors des débats de la commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale le 11 janvier 2023, le rapporteur a admis que cette réserve était « superflue en droit » et précisé qu’elle a été introduite « pour qu’il soit très clair que nous agissons en toute conformité avec le droit communautaire ».

[7] L’amende encourue est actuellement de 375 000 euros et de 750 000 euros en cas de récidive (article L. 441-6 du code de commerce).

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