
Article Brevets | 23/09/25 | 24 min. | François Pochart Océane Millon de La Verteville Mehdi Mahammedi-Bouzina
Devant la JUB, comme devant l’OEB, les contentieux en validité d’un brevet incluent fréquemment une ou plusieurs attaques pour non-respect de l’article 123(2) CBE visant l’extension de l’objet revendiqué au-delà du contenu de la demande telle que déposée.
A partir de la jurisprudence de la JUB en la matière, nous avons cherché à comprendre quels sont les critères que la JUB applique pour déterminer si un brevet respecte les critères de l’article 123(2) CBE.
Dans les affaires Abbott c. Sibio Technology Limited et Umedwings Netherlands B.V. (ensemble Sibionics[1]) portant sur le brevet EP-3 831 283 d’Abbott, la validité de la revendication 1 du brevet au regard de l’article 123(2) CBE a été l’un des enjeux clés. Sibionics multipliait en effet les attaques à cet égard, en argumentant notamment que la revendication 1 résultait d’une généralisation intermédiaire inadmissible. Cet argument était utilisé aussi bien en défense à la demande d’interdiction provisoire formée par Abbott devant la division locale de La Haye, qu’en demande dans son action en révocation contre ce même brevet devant la Division centrale de Paris.
La demande d’interdiction provisoire a donné lieu à une décision de 1ère instance[2] puis une décision d’appel[3] et l’action en révocation à une décision de 1ère instance[4]. Si Sibionics l’a emporté en 1ère Instance à La Haye – brevet considéré comme probablement invalide pour extension de l’objet – Abbott l’a emporté en appel – brevet considéré comme probablement valide et contrefait – et, dans l’action en révocation, devant Division centrale de Paris – brevet considéré comme valide par le Tribunal en 1ère instance.
Examinons les fondements de ces trois décisions.
Pour rappel, le « gold standard » est issu de la décision G2/10[5] de la Grande chambre de recours de l’OEB selon laquelle: « La modification d'une revendication par l'introduction d'un disclaimer excluant de cette revendication un objet divulgué dans la demande telle que déposée enfreint l'article 123(2) CBE si l'homme du métier, en se fondant sur ses connaissances générales, ne saurait déduire explicitement ou implicitement, directement et sans ambiguïté de la demande telle que déposée l'objet restant dans la revendication après introduction du disclaimer. »
Ce critère est donc basé sur ce que la personne du métier, en se fondant sur ses connaissances générales, était objectivement en mesure de déduire, à la date de priorité, directement et sans ambiguïté, de manière explicite ou implicite, de la demande telle que déposée. Ce gold standard, est devenu le critère de référence de l’OEB pour apprécier le respect de l’article 123(2) CBE. Il est repris par les Directives de l’OEB relatives à l’examen (H.IV-2.1) ainsi que dans la Jurisprudence des Chambres de recours de l’OEB (II.E.1.3.1).
Les deux décisions de 1ère instance de la JUB dans l’affaire Abbott c. Sibionics citent explicitement le gold standard[6]. La Cour d’appel n’utilise pas explicitement les termes gold standard mais elle mentionne exactement les termes qui constituent ce critère[7] :
« Il y a extension de l’objet si la revendication délivrée contient des éléments qui vont au-delà du contenu de la demande telle qu'elle a été déposée. Pour déterminer s'il y a extension de l’objet, la Cour doit donc d'abord vérifier ce que la personne du métier déduirait de manière objective directement et sans ambiguïté, en utilisant ses connaissances générales à la date de dépôt, de l'ensemble de la demande telle qu'elle a été déposée, étant entendu que la matière divulguée implicitement, c'est-à-dire la matière qui est une conséquence claire et non ambiguë de ce qui est explicitement mentionné, doit également être considérée comme faisant partie du contenu de la demande. »
A la date du 10 septembre 2025, il s’agit de la seule décision de la cour d’appel qui se prononce de manière substantielle sur un argument d’extension de l’objet.
Ainsi, il résulte, notamment de la décision de la Cour d’appel du 14 février 2025 qui a une force jurisprudentielle plus importante, que le gold standard de l’OEB est aussi la norme de référence de la JUB pour apprécier le respect de l’article 123(2) CBE. Les parties confrontées à des enjeux d’extension de l’objet devant la JUB ont donc un intérêt prononcé à « coller » le plus possible à ce standard et à la pratique de l’OEB.
Plusieurs décisions de 1ère instance postérieures se réfèrent à l’arrêt de la Cour d’appel pour énoncer le test légal à appliquer en matière de respect de l’article 123(2) CBE, rendues notamment par les Divisions locales de Paris[8], Hambourg[9] et Munich[10] ainsi que par la Division régionale Nordique-Baltique qui, si elle ne cite pas explicitement la Cour d’appel, reprend ses termes[11].
Pour ce qui concerne les décisions de 1ère instance antérieures à l’arrêt de la Cour d’appel, l’approche utilisée est plus ou moins similaire à la pratique de l’OEB que ce soit de manière explicite ou implicite. Quelques exemples permettent de saisir cet état de fait :
La décision de la Division locale de La Haye précitée avait ainsi appliqué précisément le gold standard, sans doute car les deux parties s’y étaient référées. De même, la Division locale de Munich mentionnait également quasiment tous les termes du gold standard si ce n’est la divulgation implicite sans doute car elle n’en a pas eu le besoin pour trancher le litige dans un contexte de demande d’interdiction provisoire[12] :
« Toute modification (…) ne peut (…) être effectuée que dans les limites de ce que la personne du métier peut déduire directement et sans ambiguïté de l'ensemble de ces documents tels qu'ils ont été déposés à l'origine, en utilisant des connaissances techniques générales, de manière objective et par rapport à la date de dépôt. »
La Division centrale de Paris avait utilisé un texte plus succinct sans appliquer le gold standard mais plutôt le critère de « déduction directe et sans ambiguïté » issu de la décision G1/06 de la Grande chambre de recours de l’OEB s’appliquant aux demandes divisionnaires[13] :
« Une telle extension se produit si l'objet ne peut être déduit directement et sans ambiguïté de la demande antérieure par une personne du métier ».
La Division locale de Munich avait pu expédier une attaque selon l’article 123(2) par une simple mention de l’objet même de l’article[14] :
« L'affirmation selon laquelle (…) ne va pas au-delà de la compréhension des documents initialement soumis du point de vue de la personne du métier. »
De la même manière, la Division centrale de Paris, citant le demandeur à la nullité, présentait ainsi l’attaque selon l’article 123(2)[15] :
« Selon le demandeur, le brevet fournit à la personne du métier des informations techniques supplémentaires pertinentes concernant le fait que (…). Par conséquent, (…) ne faisait pas partie du contenu initial de la divulgation. »
Une clarification du test à utiliser pour apprécier l’article 123(2) CBE s’avérait donc nécessaire. C’est ce qu’a fait la Cour d’appel dont la décision peut être résumée ainsi : le gold standard, rien que le gold standard et surtout, tout le gold standard. Les décisions postérieures de 1ère instance semblent montrer un avant et un après cette décision de la Cour d’appel.
Un exemple d’application du gold standard va maintenant être présenté dans le cas particulier de la généralisation intermédiaire.
La généralisation intermédiaire consiste à « extraire une caractéristique spécifique en l'isolant d'une combinaison de caractéristiques divulguées initialement, et de l'utiliser pour délimiter l'objet revendiqué » (Directives OEB H.V-3.2.1). Une illustration peut en être donnée par un exemple théorique : la description d’une demande de brevet présente un mode de réalisation comportant notamment les caractéristiques A, B et C. L’extraction de la caractéristique B seule pour l’inclure dans une revendication ne comprenant pas A et C est une généralisation intermédiaire. Celle-ci peut être admissible ou non.
Dans l’affaire Abbott c. Sibionics, cette dernière a prétendu que la revendication 1 du brevet litigieux résultait d’une extension de l’objet pour généralisation intermédiaire inadmissible.
En 1ère Instance à La Haye, Sibionics a obtenu de la DL qu’elle considère la revendication 1 comme probablement invalide pour extension de l’objet. Dans sa décision, la Division locale de La Haye s’est appuyée là encore sur un critère « 100 % OEB » à savoir sur le fait qu’Abbott « n’avait pas réussi à démontrer l’absence de lien structurel et fonctionnel »[16] entre la caractéristique ajoutée à la revendication 1 au cours de la procédure d’examen et la caractéristique omise de la description. Ce faisant, la Cour a cité le critère énoncé notamment dans la Jurisprudence des Chambres de recours de l’OEB II.E.1.9.1.
En appel, la Cour a infirmé la décision de la DL et déclaré le brevet probablement valide en considérant notamment que, pour la personne du métier, la caractéristique omise contribuait au fonctionnement général du dispositif revendiqué[17], mais[18] « ne contribu[ait] pas à l'enseignement technique de l'invention tel qu'il a été divulgué dans la demande initiale et qu'elle [n’était] donc pas pertinente à cet égard. En d'autres termes, la personne du métier ne considérerait pas l'utilisation de [la caractéristique omise] comme nécessaire pour atteindre le but et l'effet global de l'invention. »
La Cour d’appel en a déduit[19] que :
« La personne du métier ne discerne pas de relation fonctionnelle ou structurelle (…) En l'absence d'un lien inextricable avec les caractéristiques de ces modes de réalisation, le fait de ne pas inclure [la caractéristique omise] dans la revendication 1 ne peut pas être considéré comme une généralisation intermédiaire. »
La Cour d’appel s’est donc référée aux deux critères de la jurisprudence de l’OEB II.E.1.9.1. à savoir l’existence d’un « lien fonctionnel ou structurel » d’une part et celle d’un « lien inextricable » (ou indissociable) d’autre part[20].
Il est important de noter que la distinction entre les caractéristiques nécessaires pour l’obtention de l’effet technique de l’invention (qui ne peuvent être omises) et celles qui sont nécessaires pour le fonctionnement général du dispositif revendiqué (qui le peuvent) résulte là encore de jurisprudences issues de l’OEB, à savoir les décisions T1762/21[21] et T802/13[22]. On remarque d’ailleurs que la 11ème édition 2025 de la jurisprudence de l’OEB II.E.1.9.1 mentionne cette décision T1762/21.
La Cour d’appel s’est donc pleinement inscrite dans la pratique de l’OEB pour établir que la revendication 1 ne résultait pas d’une généralisation intermédiaire inadmissible.
La Division centrale de Paris, dont la décision est postérieure à celle de la Cour d’Appel, s’est aussi appuyée sur le critère fondé sur l’absence de lien fonctionnel ou structurel pour admettre la généralisation intermédiaire comme admissible[23]. Elle a ensuite énoncé[24] :
« La Cour admet qu'il peut parfois être difficile, voire artificiel, d'établir une distinction claire entre les caractéristiques pertinentes pour l'objet de l'invention et les caractéristiques simplement pertinentes pour le fonctionnement général du dispositif, étant donné que la définition de l'objet de l'invention peut être complexe et comporter divers aspects. »
Elle a cependant considéré qu’il ne lui était pas nécessaire de trancher ce point[25] car le point clé reste celui du lien éventuel entre la caractéristique omise et celle introduite dans la revendication considérée durant la procédure d’examen.
En l’espèce, la Division centrale de Paris a considéré que dans la mesure où d’autres moyens que la caractéristique omise étaient divulgués dans la description (en l’espèce pour assurer l’étanchéité dans le dispositif revendiqué), cette caractéristique omise n’était pas en lien fonctionnel et structurel avec celle ajouté à la revendication 1. Elle a donc conclu que la revendication 1 ne résultait pas d’une généralisation intermédiaire inadmissible.
En résumé, les trois décisions susmentionnées s’appuient sur le raisonnement suivi à l’OEB pour établir s’il y a généralisation intermédiaire inadmissible. Elles se réfèrent toutes à l’enjeu d’établir un lien fonctionnel ou structurel ou encore un lien inextricable entre la caractéristique omise et celles de la revendication 1.
Enfin, pour le Demandeur en invalidité du brevet, il peut être parfois tentant de multiplier les attaques sur le fondement de l’article 123(2) CBE en essayant de faire feu de tout bois. Cependant, l’appréciation du respect de l’article 123(2) CBE relève d’un exercice d’exégèse de la demande telle que déposée. Elle requiert donc un rigoureux travail d’interprétation et d’argumentation à partir d’un texte qui devrait conduire le praticien à cibler ses attaques. C’est ce que la Division centrale de Paris souligne lorsqu’elle rappelle[26] :
« Une simple allégation de l'existence d'une relation fonctionnelle ou structurelle ne suffit pas à la Cour pour conclure à l'existence d'une généralisation intermédiaire inadmissible. Au contraire, une explication concrète d'une relation fonctionnelle ou structurelle alléguée, basée sur le contenu de la divulgation originale, serait nécessaire. »
En matière de 123(2), la qualité de l’argumentation prévaut donc sans doute sur la quantité des attaques.
[1] Les auteurs de l’article ont représenté Abbott dans le cadre de ce litige conjointement avec le cabinet Taylor Wessing
[2] DL La Haye, 19 juin 2024, Abbott c. Sibionics, ACT_14945/2024, UPC_CFI_131/2024, ORD_30431/2024, voir notamment page 12, paragraphe 3.4
[3] CoA Luxembourg, 14 février 2025, Abbott c. Sibionics, APL_39664/2024, UPC_CoA_382/2024, ORD_ 67504/2024
[4] JUB, Division centrale de Paris, ACT_27463/2024, UPC_CFI_231/2024, ORD_69322/2024, Sibionics c. Abbott, 21 juillet 2025, voir notamment page 13, paragraphes 68 et 69
[6] Paragraphe 3.4 de la décision de la DL La Haye (19 juin 2024) et paragraphe 69 de la décision de la DC Paris (21 juillet 2025)
[7] Paragraphe 52 de la décision de la Cour d’Appel du 14 février 2025
[8] DL Paris, 23 mai 2025, Hurom c. NUC Electronics, ACT_17434/2024, UPC_CFI_163/2024, ORD_69293/2024, paragraphe 59
[9] DL Hambourg, 10 juillet 2025, Nera Innovations c. Xiaomi, ACT 19746/2024, UPC_CFI_173/2024, ORD_69307/2024, pages 49 et 50
[10] DL Munich, 1er août 2025, Headwater Research LLC c. Samsung, ACT_7603/2024, UPC_CFI_54/2024 et UPC_CFI_396/2024, ORD_69436/2024, page 33
[11] DR Nordique-Baltique, 21 juillet 2025, Edwards Lifesciences c. Meril et al., UPC_CFI_380/2023, ORD_598566/2023, paragraphes 76 et 77
[12] DL Munich, 19 septembre 2023, NanoString c. 10x Genomics, ACT 459746/2023, UPC_CFI_2/2023, page 58
[13] DC Paris, 19 juillet 2024, Meril c. Edwards Lifesciences Corporation, ACT_551308/2023, UPC_CFI_255/2023, ORD_598365/2023, paragraphe 54
[15] CD Paris, 29 juillet 2024, Bitzer Electronics c. Cartier Corporation, ACT_555899/2023, UPC_CFI_263/2023, ORD_598395/2023, paragraphe 38
[16] Paragraphe 5.4 de la décision de la Division locale de La Haye du 19 juin 2024
[17] Paragraphe 72 de la décision de la Cour d’Appel du 14 février 2025
[18] Paragraphe 75 de la décision de la Cour d’Appel du 14 février 2025
[19] Paragraphe 78 de la décision de la Cour d’Appel du 14 février 2025
[20] Ces deux critères sont présentés de manière alternative dans la jurisprudence de l’OEB II.E.1.9.1.
[21] Paragraphes 2.4 et 2.5
[22] Paragraphes 4.5 à 4.7
[23] Paragraphe 82 de la décision de la Division centrale de Paris du 21 juillet 2025
[24] Paragraphe 87 de la décision de la Division centrale de Paris du 21 juillet 2025
[25] Ibid
[26] Paragraphe 85 de la décision de la Division centrale de Paris du 21 juillet 2025