retour

1ères décisions au fond de la Division Centrale de la JUB (2/2) : enseignements des décisions des 19 et 29 juillet de la DC Paris

Article Brevets | 01/08/24 | 21 min. | Lionel Martin Anaïs Pallut Geoffroy Thill

Le 19 juillet, nous avons publié le premier volet de notre étude sur l'appréciation de l'activité inventive par la Division Centrale de la JUB. Le même jour, la Division centrale (Paris) (ci-après DC Paris) a rendu trois décisions identiques dans l’affaire Meril c. Edwards Lifesciences[1]. Le 29 juillet, la DC Paris a rendu une quatrième décision au fond, dans l’affaire Bitzer Electronics c. Carrier[2]. Ces décisions sont riches d’enseignements sur les spécificités procédurales de la JUB, la recevabilité des demandes de modification du brevet, l’extension au-delà de la demande, la revendication de priorité et l’activité inventive.  

Procédure concentrée et moyens de nullité à justifier

Dans la décision Bitzer Electronics c. Carrier, la DC Paris insiste sur l’importance de la concentration des moyens : devant la JUB, il ne faut pas partir du principe qu’il sera toujours temps de compléter son mémoire initial. Tout ce qui peut être soulevé pour contester la validité du brevet tel que délivré doit l’être dans le mémoire en nullité initial. En l’occurrence, la JUB déclare irrecevables les nouveaux moyens invoqués par le demandeur à la nullité dans son mémoire en réplique car ils « auraient pu (et auraient dû) » être opposées dès le début dès lors qu’ils ne répondent pas spécifiquement aux arguments en défense du titulaire ou à la demande de modification.  

Par ailleurs, la JUB souligne que chaque moyen de nullité doit être suffisamment justifié : le demandeur à la nullité ne peut se contenter d’affirmer que l’invention était divulguée dans un document de l’art antérieur sans étayer ses allégations. La JUB n’a pas pour rôle de pallier la carence des parties.   

Les demandes de modification du brevet

Irrecevabilité des modifications de revendications non concernées par l’action en nullité

Dans la décision Bitzer Electronics c. Carrier, la DC Paris rappelle que, par décision du 30 avril 2024 dans la même affaire[3], elle avait déjà écarté des débats les demandes de modification de revendications non concernées par l’action en nullité. Elle souligne qu’aucune action autonome en déclaration de validité du brevet n’est ouverte devant la JUB, qu’il s’agisse de la version délivrée du brevet ou d’une forme modifiée. Elle rappelle aussi qu’elle ne peut pas statuer ultra petita sur des moyens de nullité qui ne lui auraient pas été soumis[4]. En revanche, elle précise que le fait d’exclure des débats l’appréciation de la validité des revendications non contestées n'empêche pas le titulaire de piocher dans les caractéristiques de ces revendications pour modifier les revendications contestées.

Un minimum d’explications concernant la conformité des modifications aux articles 84 et 123(2) et (3) CBE suffit pour que la demande de modification soit recevable ; mais, quand une demande de modification est irrecevable alors toute demande de modification ultérieure l’est aussi.

Dans l’affaire Meril c. Edwards Lifesciences, les demanderesses à la nullité contestaient la recevabilité des demandes de modification. Selon elles, la première demande ne contenait pas les raisons pour lesquelles les modifications proposées seraient conformes aux articles 84 et 123(2) et (3) CBE, contrairement à ce qui est requis par la règle 30.1b) RdP, et la seconde constituait une tentative de contourner les problèmes de recevabilité des précédentes demandes.

La JUB indique qu’il faut distinguer entre absence totale et insuffisance d’explications concernant la conformité aux articles 84 et 123(2) et (3) CBE :

  • Dans le premier cas, la demande de modification est irrecevable et, quand une demande de modification est jugée irrecevable, alors toute demande de modification ultérieure est également irrecevable, comme c’est le cas en l’espèce. La règle est en ligne avec l’attachement de la JUB au principe de concentration des moyens : le titulaire qui dépose une demande de modification non conforme aux exigences de l’AJUB et du RdP, ne peut pas contourner son manquement originel en déposant d’autres demandes de modification par la suite.
  • Dans le second cas, la demande de modification est recevable mais pourrait être infondée. Or, une demande de modification infondée n'empêche pas le breveté de déposer une autre demande de modification conforme à la règle 30.2 du RdP.


Rappelons qu’à l’OEB, les chambres de recours se montrent de manière générale plus strictes que les divisions d’opposition sur la recevabilité des requêtes subsidiaires. Il sera intéressant de voir ce qu’il en sera devant la Cour d’appel de la JUB.

Un nombre excessif de modifications n’est pas forcément déraisonnable

Selon la règle 30.1.c) du RdP, le nombre de modifications proposées doit être raisonnable eu égard aux circonstances de l’affaire. Dans les décisions Meril c. Edwards Lifesciences du 19 juillet, la DC Paris souligne que si le « nombre extrêmement élevé » de modifications présentées[5] pourrait nuire à l'efficacité des procédures de la JUB, en l’espèce, ce nombre ne semble pas déraisonnable compte tenu de l'extrême complexité de l'affaire (en particulier, le nombre de moyens de nullité soulevés), de l'importance du brevet et des relations avec d'autres procédures, tant judiciaires qu'administratives, concernant des brevets de la même famille.

Une telle approche est en ligne avec la pratique pragmatique de l’OEB[6]. A l’OEB, comme à la JUB, il est donc moins prêté attention au nombre de demandes de modification qu’aux modifications de fond à étudier indépendamment de leur combinaison entre elles.

Extension au-delà de la demande : adoption du « gold standard » de l’OEB

Ce sont surtout les décisions Meril c. Edwards Lifesciences qui sont intéressantes sur ce point. Parmi les différentes attaques d’extension formulées, la JUB n’a retenu comme fondée que celle visant la caractéristique 1.5 de la revendication 1 modifiée, comme constitutive d’une généralisation intermédiaire[7].

La JUB donne une définition de la généralisation intermédiaire : « extraction d'une ou plusieurs caractéristiques isolées qui, dans la demande initiale, n'étaient divulguées qu'en combinaison avec d'autres caractéristiques, étendant ainsi l'objet revendiqué, qui n'est plus limité à cette combinaison initiale de caractéristiques. ». Cette définition est proche de celle retenue par l’OEB[8]. D’ailleurs, la DC Paris souligne que son analyse est en ligne avec celle de la Grande chambre de l’OEB concernant un autre brevet de la même famille[9].

Dans sa décision du 19 juin 2024 dans l’affaire Abbott c. Sibio[10], la Division locale (DL) de la Haye avait déjà fait référence au « gold standard » de l’OEB en matière d’extension. Pour autant, il serait hâtif de conclure que la norme de référence de la JUB en matière d’extension sera toujours la même que celle de l’OEB. En effet, la DL de La Haye a souligné que les parties ne s’étaient appuyées que sur la jurisprudence de l’OEB et qu’aucune n’avait indiqué si – et le cas échéant, comment – la JUB devait appliquer une norme différente. En d’autres termes, la JUB n’avait pas de raison de s’écarter ex officio de l’approche OEB choisie par les parties, mais ne semble pas fermée à retenir une autre approche si elle y est invitée.  

Revendication de priorité : présomption simple de cession du droit de revendiquer la priorité

Là encore, ce sont les décisions Meril c. Edwards Lifesciences qui sont intéressantes sur ce point.

Selon l’article 87(1) CBE, le déposant d’une demande de brevet européen qui revendique la priorité d’une demande antérieure, doit être le déposant de ladite demande antérieure ou son ayant cause. Meril contestait la cession du droit de priorité par les déposants de P1 et P2 à Edwards Lifesciences. Cette dernière se défendait en s’appuyant sur la présomption simple de cession du droit de revendiquer la priorité, adoptée par la Grande chambre de recours de l’OEB dans ses décisions G1/22 et G2-22 du 10 octobre 2023[11].

La JUB donne raison au titulaire et adopte la présomption simple. Elle souligne « que, dans des circonstances normales, toute partie transférant le droit à une demande ultérieure a l'intention de faire bénéficier le demandeur ultérieur du droit de priorité, et que la plupart des législations nationales européennes ne prévoient pas d'exigences formelles pour le transfert des droits de priorité ».

Ces positions convergentes de l’OEB et de la JUB, favorables aux brevetés, inspireront peut-être les juges français qui, de longue date, campent sur une position plus stricte selon laquelle, à défaut de stipulation expresse, la cession d'un brevet ou d'une demande de brevet n'inclut pas nécessairement celle du droit de priorité unioniste[12].

Appréciation de l’activité inventive : mise à l’écart assumée de l’approche problème-solution

Dans le premier volet de notre étude, nous avions relevé que si la JUB n’avait encore jamais appliqué de manière stricto sensu l’approche problème-solution de l’OEB, son approche – à savoir : analyser de manière objective l’art antérieur et la solution revendiquée, du point de vue de la personne du métier – n’était pas si éloignée de celle de l’OEB.

Les décisions Meril c. Edwards Lifesciences du 19 juillet confirment cette tendance :

  • Tout d’abord, à l’instar de la DL Paris dans l’affaire DexCom c. Abbott, la DC Paris axe son raisonnement sur l’effet technique de l’invention et le problème technique à résoudre.
  • Elle souligne au demeurant que c’est au demandeur à la nullité de prouver l’absence d’effet technique allégué, compte tenu de la présomption de validité du brevet délivré.
  • En outre, à l’instar de ce qui avait été fait par différentes DL précédemment[13], la DC Paris ne limite pas son analyse au seul art antérieur le plus proche mais apprécie l’activité inventive au regard de tous les points de départ proposés par le demandeur à la nullité.  


En revanche, la DC Paris assume encore plus nettement que dans les précédentes décisions, le fait que la JUB n’est pas liée par l’approche problème-solution de l’OEB relevant que s’il s’agit de l’approche de référence de l’OEB et de certaines juridictions nationales, elle n’est pas expressément prévue par la CBE et ne lui semble donc pas obligatoire. En tout état de cause, la DC Paris explique qu’en l’espèce, même en suivant l’approche problème-solution, elle serait parvenue à la même conclusion. Cette observation nous laisse toutefois sur notre faim car le raisonnement n’est pas détaillé.

Dans la décision Bitzer Electronics c. Carrier du 29 juillet, le raisonnement d’activité inventive est succinct mais, là encore, la JUB ne suit pas à la lettre l’approche problème-solution. Elle part du problème technique général de l’invention (et non du problème technique objectif) et cherche dans deux documents de l’art antérieur si la personne du métier aurait été motivée à y rechercher les caractéristiques distinctives.

Si appels il y a, nous ne manquerons pas de les suivre et de les commenter.

 

[1] DC Paris, 19 juillet 2024, UPC_CFI_255/2023 et EPC_CFI_15/2023, Meril c. Edwards Lifesciences.

[2] DC Paris, 29 juillet 2024, UPC_CFI_263/2023, Bitzer Electronics c. Carrier.

[3] DC Paris, 30 avril 2024, UPC_CFI_263/2023, Carrier c. Bitzer Electronics.

[4] Elle rappelle l’article 76.1 de l’AJUB qui dispose : « 1. La Juridiction statue conformément aux demandes présentées par les parties et n’accorde pas plus que ce qui est demandé. »

[5] Pour information, la première demande de modification comprenait 9 modifications qui, combinées, représentaient un total de 84 demandes de modification.

[6] Jurisprudence des Chambres de recours de l’OEB, V-A 5.12.12.

[7] A noter s’agissant des autres revendications de la première demande de modification que la JUB relève que, puisque cette demande ne diffère du brevet tel que délivré qu’en ce que les revendications dépendantes 2-4, 7-9 et 12 sont supprimées, elle souffre des mêmes maux que la revendication 1 telle que délivrée. Elle est donc rejetée.

[8] Directives OEB, H-V 2.2.1 et Jurisprudence des Chambres de recours de l’OEB, II-E 1.9.1.

[9] Chambre de recours de l’OEB, 1er déc. 2023, T0314/23, concernant le brevet EP 3 583 920 issu de la même demande WO’801 que le brevet EP’825.

[10] DL La Haye, 19 juin 2024, UPC_CFI_131/2024, Abbott c. Sibio.

[11] Grande chambre de recours de l’OEB, 10 oct. 2023, G1/22 et G2/22, Alexion c. Novartis ; voir aussi le communiqué du 10 octobre 2023 concernant les décisions G 1/22 et G 2/22 de la Grande chambre de recours. Avant ce revirement, si le déposant de la demande de brevet européen différait de celui de la priorité, l’OEB exigeait un contrat écrit de transfert du droit de priorité, signé avant le dépôt de la demande ultérieure.

[12] Cass. Com., 18 juin 1996, pourvoi n° 94-18.909.

[13] DL Düsseldorf, 11 décembre 2023 (ex parte) et du 9 avril 2024 (inter partes), UPC_CFI_452/2023, Ortovox c. Mammut ; DL Munich, 19 septembre 2023, UPC_CFI_2/2023, Nanostring c. 10x Genomics suivi de JUB, CA, 26 février 2024, UPC 335/2023, 10x Genomics c. Nanostring ; DL Düsseldorf, 30 avril 2024, UPC_CFI_463/2023, 10x Genomics c. Curio Biosciences ; DL Munich, 21 mai 2024, UPC_CFI_443/2023, Dyson Technology Ltd. c. SharkNinja.

Explorez notre collection de documents PDF et enrichissez vos connaissances dès maintenant !
[[ typeof errors.company === 'string' ? errors.company : errors.company[0] ]]
[[ typeof errors.email === 'string' ? errors.email : errors.email[0] ]]
L'email a été ajouté correctement